[Disparu][Roublard/MDOM/Explorateur][Drow surf]Del'Viena

Citation :

Nom du compte joueur: DEL’VENIA

Nom du perso: Del’Viena

Race: Drow (surfacienne)

Age: 98 ans

Alignement: Chaotic Good

Langues : elfique (maternelle, cf. BG), commun, drow

Religion: aucune (mais proche des Eilistraennes)

classe(s): roub/MdO/explo

Arme de prédilection/domaines/école de magie: rapières

Traits de Caractère: très sociable mais indépendante, et parfois coléreuse, elle cache sa profonde détresse d’être née drow derrière une apparente désinvolture et un goût prononcé pour l’humour et l’autodérision.

Description physique: fine, élancée, gracieuse, plus «elfe» noire que drow, Del’Viena n’a pas la dureté du visage que l’on trouve habituellement chez les siens.

PRELUDE

Gloradriel était penchée avec tendresse sur le couffin. Pourtant au creux du linge blanc, l'enfant qui dormait profondément, ces petits poings adorablement serrés, aurait pu – aurait dû – lui inspirer plus de haine et de dégoût qu'un attendrissement bienveillant. La couleur de jais de sa peau qui tranchait avec la blancheur immaculée des draps brodés ne laissait aucun doute quant à ses détestables origines : c'était une fillette drow ! Peut-être la fille même du guerrier drow qui avait tué son propre bébé quelques semaines auparavant. Qui savait ?.…

C'était Aventhir, son époux, qui lui avait ramené la petite drow, voilà trois jours. Il revenait d'une expédition punitive contre le clan d'elfes noirs qui avait sauvagement attaqué leur cité et massacré une partie de la population, dont leur tout jeune enfant.
Ivre de haine, le cœur envahi par le besoin de vengeance, il s'était rendu avec ses frères d'arme dans la vaste caverne où résidaient les assassins de leur peuple.
L'habilité aux armes et le plaisir sanguinaire des drows au combat n'avaient, cette fois, pas été suffisant pour contrer la riposte enragée des elfes. Ils étaient arrivés animés par tant de détermination meurtrière et habités d'une telle soif de vengeance que rien n'avait pu endiguer leur avancée, pas même la magie. D'ailleurs, les mages drows avaient été les premiers à succomber sous les vagues de traits elfiques.
La cité drow était complètement dévastée, comme balayée par un raz-de-marée de flèches et de feu, quand les elfes repartirent.
C'est en quittant une masure où il venait de jeter une torche enflammée qu'Aventhir avait perçu les cris déchirants d'un nouveau-né. Il hésita quelques instants sur le seuil de la porte… Ces pleurs lui rappelaient ceux de sa petite fille disparue et la tristesse lui étreignit douloureusement le cœur… Il fit demi-tour et grimpa à l'étage, au milieu des flammes qui commençaient à s'étendre, libérant leurs fumées âcres et assassines. Dans la chambre misérable d'où provenaient les sanglots infantiles, il vit le spectacle poignant d'une jeune mère drow, morte, transpercée par deux flèches, la main encore accrochée au rebord d'un berceau de bois grossier. Dans celui-ci, un bébé terrifié continuait de pousser des hurlements, entrecoupés à présent d'une toux provoquée par la propagation des vapeurs nocives.
Pourquoi faut-il que ce soit toujours les enfants les premières victimes innocentes de la stupidité des adultes ?
Il enjamba le cadavre de la drow et saisit l'enfant qu'il plaça contre lui avant de redescendre, traversant les barrières de feu qui prenaient voracement possession des lieux.
Une fois à l'extérieur de l'habitation, il jeta un regard au nourrisson qui, pelotonné contre son torse, ne pleurait plus.



- Que fais-tu avec cet enfant, Aventhir ? le questionna un de ses compagnons, surpris.
- Je ramène mon enfant ! Lui répondit sèchement le guerrier.
- Mais… mais c'est un drow !.…
- Plus maintenant, c'est mon enfant ! Et que personne ne s'avise de l'oublier, lança-t-il, menaçant.
Les autres elfes se regardèrent dubitatifs en haussant les épaules.

Sur le chemin du retour, lorsque Aventhir s'arrêta pour changer tant bien que mal, avec les moyens du bord, l'enfant, il se rendit compte qu'il s'agissait aussi d'une petite fille. Comme si les dieux lui donnaient ainsi leur consentement à cette curieuse adoption, remplaçant son enfant disparu par celui-ci, du même sexe, et du même âge, apparemment.
Il découvrit également qu'elle portait autour du cou une chaînette en or avec un pendentif d'améthyste en forme de goutte de sang sur lequel était inscrit un mot, son nom peut-être, en calligraphie drow. Dès qu'il le pourrait, il irait voir Balahïr le Sage, pour lui demander ce qui était gravé sur la pierre pourpre.

Quand Aventhir arriva chez lui, tard dans la nuit ; il avait chevauché toute la journée, la fillette s'époumonait en pleurs. La faim sans doute. Il n'avait pu lui donner que de l'eau claire pour qu'elle ne se déshydratât pas.

Alertée par des cris qui rouvrirent en elle une blessure qui n'avait pas encore commencé à cicatriser, Gloradriel émergea de son sommeil se demandant si elle rêvait toujours ou non. Elle trouva son mari dans la salle de vie, les bras croisés autour d'un étrange paquet d'où émanaient ces cris qui réveillaient en elle tant de tourments.

- Elle a faim, dit doucement Aventhir en révélant à sa femme le contenu de ses bras.
En découvrant le bébé à la peau sombre, Gloradriel blêmit.
- C'est une…
- ...Drow, je sais, la coupa calmement Aventhir. Mais c'est aussi un bébé innocent qui ne mérite pas plus de mourir que ne le méritait le nôtre. Les dieux nous redonnent peut-être ce qu'ils nous avaient injustement enlevé…




Dire que l'enfant grandit paisiblement serait faux. Certes, Del'Viena - ainsi qu'il était inscrit sur son pendentif – fut élevée dans l'amour de ses parents adoptifs, mais ceux-ci durent faire face à la peur, la défiance et l'incompréhension des leurs, et changèrent souvent de cité pour finir à proximité d'un village isolé d'une vaste contrée sylvestre.

En dépit de tous les préjugés sur les drows, ses tuteurs étaient parvenus à lui inculquer, sans trop de difficultés, le sens de la bienveillance et du respect de la vie.

Mais en grandissant, elle avait très vite perçu l'ostracisme dont étaient victimes ses parents du fait de sa présence à leur côté. De ce fait, elle développa rapidement un sens inné pour se dissimuler des regards hostiles et amoindrir les problèmes de sa famille d'adoption.

Quand elle fut en âge, son père, valeureux guerrier, enseigna à sa fille l'art des armes, car malgré ses efforts pour l'imposer à son peuple, il était évident qu'elle serait à jamais une paria. Ni les elfes, ni les drows ne la reconnaîtraient comme étant une des leurs à part entière. Il lui faudrait vivre en marge et, malheureusement, se battre parfois pour survivre.



Puis vint ce jour où, alors qu'elle chassait depuis quelques heures, elle aperçut, inquiète, dans le lointain, une colonne de fumée sombre s'élever depuis la zone où se trouvait la demeure de ses parents. En proie à une mauvaise appréhension, elle abandonna ses prises et se mit à courir vers sa maison.

Arrivée à proximité, elle vit, épouvantée, depuis un buisson derrière lequel elle s'était accroupie, les ruines calcinées de son domicile familial. Les braises du feu assassin terminaient en crépitements sporadiques leur sinistre festin. Un groupe de villageois elfes était rassemblé autour des restes fumants…
Un elfe, le visage noirci de cendres en ressortit en toussotant :
- Je n'ai trouvé que deux cadavres. Les parents à première vue.
- Ha ça, ça ne m'étonne pas ! Voilà ce qui arrive quand on s'obstine à élever sous son propre toit une vermine drow ! éructa une vieille elfe d'un air méprisant.
- Rien ne prouve qu'elle y soit pour quelque chose, répliqua timidement un jeune elfe aux cheveux d'un blond très clair.
- Ne te fais pas plus stupide que tu ne l'es, Salanneïr… Les chiens ne font pas des chats et ont la sagesse de ne pas les élever n'ont plus, eux ! Cette petite garce a fini par révéler sa vraie nature et a commencé son « œuvre meurtrière » en assassinant les gens qui ont eu la stupide bonté de vouloir en faire leur fille. Quelle misère ! Pauvres inconscients !
- Votre compassion me surprend, Dame Nivataël… Vous qui n'aviez jamais de mots assez durs en parlant d'eux, dit un solide villageois en regardant la vieille droit dans les yeux.
Elle rougit quelques instants, puis se reprit :
- Même les imbéciles ne méritent pas un tel sort !

Del'Viena resta cachée derrière son buisson, bénissant le ciel de ne pas s'être précipité bêtement vers sa maison. Retenant à grand-peine les sanglots qui se bousculaient dans sa gorge et l'accablement qui emplissait tout son être, elle assistait médusée à l'échange verbal. Elle aurait voulu hurler sa peine et sa douleur. Elle aurait voulu faire taire à jamais cette vieille vipère qui l'accablait si ignominieusement…

- Del'Viena a peut-être été kidnappée…
- Tsss, coupa Nivataël
- Oui, ce ne sont pas les périls qui manquent en ces temps troublés, par ici. Entre les pillages de brigands humains, les incursions guerrières de ces maudits nains et les raids sanguinaires d'ogres ou de trolls… et même drows. Qui peut savoir ce qui s'est réellement passé ?
- Si c'est des drows, peut-être ont-ils forcé Del'Viena à venir avec eux ? s'inquiéta Salanneïr.
- Forcé ! Ha, ha, ha, mon pauvre garçon ! Décidément cette petite catin t'as bien tourné la tête. On ne force pas un loup à rejoindre sa meute, il le fait naturellement.
- Mais…
- Ça suffit, imbécile ! Il n'y a plus de temps à perdre ! Il faut se lancer à la recherche de cette ignoble meurtrière et la tuer, c'est tout ! Sinon, seuls les dieux savent à laquelle de nos familles elle s'en prendra la prochaine fois.
Ces derniers mots firent mouche parmi l'assemblée hésitante. Une elfe serra son bébé contre elle et hurla :
- Oui, qu'on la tue cette drow !
- À mort !.… à mort !... à mort !... renchérit la foule convaincue en brandissant serpes et faux.

C'est les yeux remplis de larmes et le cœur terriblement serré que Del'Viena se retourna pour s'enfuir, courant droit devant elle, dans un silence tout elfique, sans jamais se retourner, insensible aux branches qui fouettaient son visage et son corps dans sa course effrénée…





(La dissimilation et le camouflage étant les conditions premières de sa survie en tant que paria, Del'Viena évoluera naturellement dans la classe de Maître des Ombres)

Quelques temps après...

Del'Viena avait bien changé depuis son arrivée paniquée sur les terres du Val. L'animal craintif et méfiant qu'elle était avait peu à peu cédé la place à une jeune femme pleine d'assurance, sûre de la maîtrise de son art : le camouflage, et qui commençait enfin à s'accepter pour ce qu'elle était… une drow.

De nombreuses mauvaises rencontres l'avaient endurcie, et aguerrie… au combat, non sans lui avoir parfois laissé quelques fâcheuses entailles sur sa peau d'obsidienne.

De nombreuses bonnes rencontres l'avaient enrichie et réconfortée… La grande prêtresse drow d'Eilistraee, Aznilth, avait, patiemment, fini par la convaincre que tous les elfes noirs n'étaient pas des créatures maléfiques et maudites vouées aux gémonies. Que son origine et son apparence, qu'elle portait comme un fardeau depuis sa plus tendre enfance, ne la condamnait pas forcément à vivre une existence de recluse, en marge de toute forme de société.

De fait, beaucoup de personnes s'étaient montrées tolérantes, voire bienveillantes à son égard, bien plus qu'elle n'avait pu l'imaginer en arrivant. Il y avait cette jeune barde elfe qu'elle avait aidée une fois et qui depuis lui vouait une amitié sans faille, ce qui, au début, avait troublé Del’Viena, complètement étrangère à tout signe d'attention vis-à-vis d'elle. Puis ce mage, Al'tharan, qui n'avait jamais semblé s'émouvoir un seul instant de son appartenance à une race détestée de presque tous.
Cela l'avait rassurée et elle s'était montrée moins « sauvage » et plus « téméraire » dans son approche des autres, tout en restant toujours sur ses gardes.
À présent, elle connaissait bien des gens et en appréciait un certain nombre ; elle pouvait même s'enorgueillir d’être devenue l'amie de gens influents, très importants même. Laet'Nethal, étrange créature mi-drow, mi-végétale, qu'elle considérait comme une sœur l'avait introduite auprès des Louves. Sa chef, l'éminente Coralys, adulée par les uns, redoutée par les autres, avait remarqué son caractère taquin et enjoué, toujours prompt à la plaisanterie et l'avait prise en amitié, ce dont Del'Viena était très fière - elle ne s'attendait pas à ce qu'un personnage aussi prestigieux puisse un jour s'intéresser à une simple drow comme elle. La perspicace leader des louves avait aussi rapidement compris que ce besoin d'humour permanent chez la drow était la carapace espiègle derrière laquelle Del'Viena masquait sa profonde détresse et son mal être.

Mais Del'Viena allait de mieux en mieux, elle parvenait presque à assumer sa condition d'elfe noire, à tel point que sous la patiente tutelle d'Aznilth, elle s'était enfin décidée à apprendre le langage de ceux qu'elle avait toujours haï et renié jusque-là : le drow !
Et elle acceptait même de recevoir l'enseignement des préceptes de la Vierge Noire, alors que sa crainte irraisonnée de toute forme d'endoctrinement religieux l'avait tenu à l'écart de tout ce qui ressemblait de prés ou de loin à un culte. Peut-être était-ce aussi, et surtout, dû au fait qu'elle se savait de moins en moins vulnérable à toute tentative d'emprise sur elle.
Peu de chose, de gens, d'idées pouvaient désormais lui ôter ce à quoi elle tenait le plus : sa liberté ! Parce que plus que tout au monde, elle était éprise de liberté… Sa seule vraie quête était de se sentir libre comme l'air, aussi fluide et insaisissable qu'une brise légère, qu'une ombre furtive, qu'un soupir éthéré…

Une bien mauvaise rencontre...

Del'Viena avait bien décelé cette silhouette suspecte qui les épiait depuis quelque temps dans la forêt de Luskan. Elle avait aussi perçu l'aura négative qui émanait de l'homme lorsqu'elle était passée juste derrière lui, sans bruit, sans même qu'il ne s'en rende compte. Si seulement elle avait su…

Puis il s'était éloigné pour se dissimuler derrière un tronc. Elle, avait rejoint ses compagnons. De là, inquiète et énervée, elle l'avait interpellé à plusieurs reprises avant qu'il ne daigne sortir de sa cache illusoire.
Un sourire malsain et méprisant accroché aux lèvres, il était apparu. Bien que pris sur le fait, il ne sembla pas en éprouver la moindre gêne et n'essaya même pas de bredouiller un semblant d'explication et encore moins d'excuse.
Exaspérée par son comportement, elle lui demanda froidement qui il était et ce qu'il voulait. D'un ton déplaisant, il se présenta comme moine. Del'Viena l'invita d'un ton ferme à passer son chemin et les laisser tranquilles. Ce qu'il refusa, arguant qu'il faisait ce que bon lui semble.

Devant l'attitude provocatrice et la morgue du moine, elle se fit, comme à son habitude, plus sarcastique, lui demandant non sans malice et en prononçant mal exprès :
- A quel ordre dur appartenez-vous ?
Ces compagnons s'amusèrent de la boutade quelques instants.

Mais comment avait-elle pu être naïve à ce point ? Comment n'avait-elle pu prévoir que l'homme n'attendait que l'ombre d'un prétexte pour se jeter sur eux ?

Prise de court, elle n'eut que ce réflexe instinctif chez elle de se fondre aussitôt dans l'ombre, laissant involontairement l'abject personnage se précipiter vers ses compagnons d'infortune.
Les coups se mirent à pleuvoir sur eux.
Elle réapparut immédiatement pour porter son attaque, mais dans son affolement, elle n'avait toujours sur elle que ses items de camouflages, complètement inefficaces face à ce genre de fou furieux. Aucune de ses tentatives ne le toucha. En revanche, elle essuya une volée de coups qui l'obligèrent à se replier en catastrophe dans l'ombre salvatrice, dans un état épouvantable. Elle ne put que voir, horrifiée et impuissante, le sinistre exalté achever ses amis sans la moindre retenue.

Elle en perdit connaissance quelques minutes.

Quand elle reprit conscience, la jolie silhouette d'un être ailé finissait de prodiguer des soins à ses malheureux compagnons. Grâce à elle, ils étaient sauvés.

Honteuse et mortifiée, Del'Viena regarda son corps couvert de blessures sanguinolentes. Puis elle croisa Dame Coralys et l'informa brièvement de l'incident, la tête basse, le regard brouillé par les larmes, masquant péniblement l'atroce douleur qui vrillait son corps déchiré et son âme meurtrie.
Elle refusa les soins urgents que son état réclamait et, devant l'insistance, usa une fois encore de ses talents de maîtresse des ombres pour disparaître et fuir…
Parce qu'elle avait failli ! Failli sur tous les points !
Elle n'avait su prévoir l'issue, pourtant évidente, de ce semblant d'échange avec l'ignoble individu. Elle n'avait su se préparer correctement avant d'entrer dans le combat. Plus grave ! Elle avait été totalement incapable de défendre ses amis. Le pire enfin, elle avait fait preuve de lâcheté en se réfugiant dans l'ombre au lieu d'assumer jusqu'au bout les conséquences de son imprévoyance et certainement périr pour une cause juste et honorable.
Heureusement, ses blessures étaient suffisamment critiques pour lui ôter, lentement, la vie qu'elle ne méritait plus de poursuivre.

À bout de force, continuant de se vider de son sang, elle s'affala contre un tronc. Elle sentit une fois encore le goût sucré du liquide carmin dans sa bouche. Sa vue se brouilla. Puis, sa tête bascula lourdement sur son épaule tandis que les ténèbres l'engloutissaient…

LUI…

Dans une des ruelles qui donnaient sur le marché du Port d’EauProfonde, l’homme s’était approché d’elle d’un pas faussement assuré. Une capuche sombre occultait ses traits.
Aussitôt sur ses gardes, Del’Viena avait décelé l’infime fébrilité de ses mouvements qui trahissait sinon la peur du moins l’anxiété.

Si la vaste cité maritime tolérait plus ou moins toutes les races, les drows n’en suscitaient toujours pas moins de suspicion et de crainte mêlée de mépris.

Elle fixa l’humain, ses mains posées sur les hanches, effleurant les pommeaux patinés et rassurants de ses rapières. Sa crinière d’albâtre flottait dans la brise iodée du large et scintillait d’argent au soleil tombant.
L’étrange personnage s’arrêta à quelques pas d’elle. Il ne fit aucun geste brutal ou menaçant et engagea la conversation de manière naturelle et courtoise.
Ce qui impressionna le plus la drow fut le respect sincère qu’il semblait lui témoigner et que portait sa voix grave et amicale.
Rapidement, par des mots, par des gestes, apaisants et clairs, elle lui fit comprendre qu’elle non plus n’avait pas d’intentions hostiles à son égard.
Ils continuèrent à parler paisiblement de longues minutes, devant certains badauds hallucinés. Échangèrent des plaisanteries sur un ton léger. Pour la première fois depuis longtemps, Del’Viena se sentait vraiment bien et sereine en compagnie de quelqu’un… Même si paradoxalement elle n’en voyait pas le visage !

Au moment de se quitter, il lui demanda s’il pouvait la revoir. Elle aurait beaucoup aimé mais…

- Je crains que non, Messire. Je ne puis accorder ma confiance à une personne qui reste masquée quelles qu’en soient les raisons et croyez que je suis bien placée pour savoir combien elles se justifient parfois. Mais… mais les gens comme… moi ne peuvent espérer survivre sans ce minimum de précautions… élémentaires. Peut-être nous recroiserons-nous ? Qui sait ?

Elle lui fit un petit signe d’adieu de la main, lui accorda un dernier sourire navré avant de disparaître dans l’ombre.

Lui (suite)

Quelques jours passèrent et Del’Viena le "recroisa". Plus exactement, elle décida de le recroiser.
Elle l’avait vu à maintes reprises la suivre en tentant de se dissimuler dans la foule d’EauProfonde. Se baissant ou tournant le dos quand elle se retournait soudainement, ou se précipitant dans une échoppe ou sous un porche si elle faisait demi-tour.
Elle savait aussi que si elle n’avait pas appris depuis sa plus tendre enfance à ressentir le moindre regard un peu insistant sur elle, elle ne l’aurait pas remarqué. Incontestablement cet homme avait une expérience et des dons d’espion et ça, ça n’avait rien de très rassurant.
Plusieurs fois, elle avait usé de ses talents de maîtresse des ombres et l’avait laissé passer devant elle. Chaque fois, presque affolé, dressé sur la pointe de ses pieds et tournant la tête dans toutes les directions, il tentait la retrouver parmi les citadins. Puis, jurant, il repartait à pas accélérés, écartant sans trop de ménagement ceux qui se trouvaient sur son chemin.
Elle aurait presque trouvé cela amusant mais…
Mais que lui voulait donc cet homme ? Du bien ? Peu probable… Du mal ? Vraisemblablement… Voulait-il assouvir une vengeance personnelle contre les drows ou était-il envoyé par quelqu’un, un ennemi ?
Ce petit cirque n’avait que trop duré, à présent elle voulait savoir. Elle devait savoir ! Quel qu’en fut le risque.
Une fois encore, Del’Viena se fondit dans l’ombre, une fois encore, il accéléra le pas pour tenter de la retrouver… Mais cette fois, il se retrouva nez à nez avec la jeune drow qui surgit, "par hasard", d’entre les étales d’un marchand.
- Vous ne pouvez pas faire attention, espè… Tiens c’est vous, Messire ! Quelle surprise !
- Heu… hum… Oui… Quelle surprise en effet ! Agréable surprise, j'ajouterais même, arriva-t-il enfin à dire en se ressaisissant. Comment allez-vous depuis notre première rencontre ?
- Fort bien ma foi et vous-même ?
- Beaucoup mieux depuis quelques secondes, répondit l’homme d’un ton enjoué.
- Ah ?
- Oui, je désespérais de vous revoir un jour et là, le miracle se produit !
- Ne l’avez-vous pas un peu cherché ce miracle ? lui demanda Del’Viena en fronçant les sourcils et en essayant de capter son regard dans l’obscurité de sa profonde capuche. Mais elle n’apercevait que le bas de son visage : son menton volontaire couvert d’une barbe de trois jours et joliment ponctué d’une fossette.
- Comment cela ? s’exclama l’homme, feignant de ne pas comprendre l’allusion.
- Lorsqu’on espionne et que l’on suit quelqu'un, on se donne plus de chance de le "rencontrer", non ?
- Ah… Vous m’avez vu, lâcha-t-il en perdant son ton jovial.
- Oui, Messire sans visage, en dépit de vos talents d’espion. Vous auriez peut-être préféré que ce "miracle" ait lieu dans une ruelle sombre et déserte ?
- Hein ? Comment ?... Pourquoi dites-vous cela ? Vous ne pensez tout de même pas que… Non !... Je ne sais pas quelles sont vos craintes, Gente Damoiselle, et je préfère ne pas les connaître, mais je puis vous assurer que je n’ai aucune mauvaises intentions vous concernant, bien au contraire.
- J’aimerais tellement vous croire, Messire, mais tous les gens qui m’ont suivi de cette façon jusqu’à présent n’étaient que très rarement animés d’intentions louables à mon encontre. Et même pris sur le fait, peu reconnaissaient vouloir me nuire. Pourquoi devrais-je vous croire plus que les autres ?
- J’ai bien la réponse mais je doute que vous lui accordiez le moindre crédit, même si c’est la plus stricte vérité.
- Dites toujours, on verra bien…
- Non, c’est ridicule… Enfin, non, ce n’est pas ridicule, mais vous, vous allez trouver ça ridicule et me rire au nez ou pire.
- S’il vous plait, supplia la drow de sa voix la plus douce.
- Huhumm… Hé bien… hé bien depuis… Non, je ne peux pas, vous allez peut-être très mal le prendre et vouloir me faire du mal !
- Je risque plutôt de vous en faire si vous ne vous décidez pas tout de suite ! menaça Del’Viena, exaspérée.
- Bien, je crois que vous ne me laissez pas le choix. Voilà, depuis que je vous ai rencontrée, je n’arrive plus à penser à autre chose qu’à vous. Je ne saurais l’expliquer mais vous m’avez… littéralement ensorcelé ! Je sais, ça n’a aucun sens, c’est stupide, mais c’est la vérité. Je vous l’assure.
Del’Viena resta muette quelques secondes, la bouche entrouverte et ses yeux pourpres figés de surprise, dans une expression un peu niaise.
- Ne vous fâchez pas s’il vous plaît ! reprit l’humain. Je vais cesser de vous importuner, je vous prie de pardonner mon attitude.
- Je vous ai ensorcelé… lâcha lentement Del’Viena qui n’en revenait toujours pas des propos de l’homme. Moi, une drow, je vous ai ensorcelé ? C’est en effet, l’excuse la plus invraisemblable que l’on m’ait jamais donné dans ce genre de circonstances.
- Ce n’est pas une excuse, c’est la raison, la seule, la vraie ! insista l’homme d’un ton ferme aux intonations de sincérité.
- Je reconnais que vous êtes assez convainquant mais je n’accepterais de vous croire que si vous me répétez cela à visage découvert. Il est plus difficile de me mentir avec les yeux.
- Hélas, je vous ai dit lors de notre première rencontre que c'était impossible. Puis, baissant la voix, il ajouta : Si je le faisais ce serait aussi dangereux pour vous que pour moi, croyez-moi.
- Très bien, comme vous voudrez. Laissez-moi tranquille à présent ! Vrai-ment tranquille…
L’homme hésita un instant, puis s’éloigna d’un pas pesant. Del’Viena le suivit du regard, son cœur battait à tout rompre. Les paroles de l’humain l’avaient terriblement troublée.
Soudainement, il fit volte-face et revint vers elle presque en courant. Les mains de la drow enserraient déjà les poignées de ses rapières. Il tendit aussitôt ses deux paumes vers elle pour lui indiquer qu’il ne s’agissait pas d’une attaque. Elle garda néanmoins les mains sur ses armes.
- Quoi encore ?
Il lui fit signe de s’approcher un peu plus et lui chuchota :
- Soit, vous avez gagné ! J’accepte de vous montrer mon visage, mais à une condition et dans un lieu isolé, ça vous va ?
- Cela dépend de la condition et si j’ai la possibilité de choisir moi-même le lieu, répondit Del’Viena essayant de contenir sa surprise.
- Pour le lieu, du moment qu’il n’y a personne d’autre que vous qui puisse me voir, ça ne me dérange pas. Pour la condition, elle est simple et logique : vous acceptez que l’on se revoit, c’est tout.
- Vous êtes un drôle de personnage, Messire, déclara la drow d’un air plus conciliant.
- Vous n’êtes pas banale, non plus, répondit-il sur un ton amusé.
- Très bien ! Le bout de la jetée sur le port, il n’y a jamais grand monde et vous vous mettrez face à la mer. Cela vous convient ?
- C’est parfait ! Je n’aurais pas choisi mieux. Promettez-moi que l’on se reverra et nous pourrons y aller.
- Je veux bien vous le promettre mais les humains n’accordent aucune foi à la parole des drows.
- Moi, si. Dans la votre en tout cas, vous n’êtes pas une drow comme les autres. Je le sais, je le sens.
- Je vous le promets en ce cas, dit Del’Viena d’une voix solennelle.

Ils se mirent en route, traversèrent les quais encombrés de marchandises de toutes sortes, de marins criards et de négociants fébriles, et s’engagèrent sur la jetée.
Del’Viena ne comprenait pas ce qu’elle faisait là, marchant à côté de cet inconnu. Elle ne s’expliquait pas non plus les raisons de ce profond sentiment de quiétude qui anesthésiait presque totalement sa méfiance naturelle dans des circonstances qui pouvaient pourtant se révéler périlleuses. Elle avançait tranquillement, les yeux mi-clos, humant avec délice les effluves salines de l’air marin tandis que les rayons du soleil caressaient de leur chaleur sa peau d’obsidienne.
- Nous voilà arrivé, déclara l’homme calmement, tirant Del’Viena de sa dangereuse béatitude. Il n’y a pas un chat, vous avez vraiment choisi l’endroit parfait !
- Je sais. C’est à vous de jouer maintenant, Messire. Baissez votre capuche et redonnez-moi la raison pour laquelle vous m’avez espionnée.
Il fit lentement glisser la pièce de tissu sur ses épaules révélant enfin à la drow son visage. Si comme tous les elfes, y compris les noirs, elle trouvait les traits humains plutôt grossiers, elle ne put s’empêcher d’admettre que l’homme qui se tenait devant elle, face à la mer, ne manquait pas de charme. Ses yeux, d’un joli vert délavé, étaient très expressifs et son sourire… irrésistible.
Irrésistible ? Mais par tous les dieux que se passait-il donc dans sa tête ? Quelle étrange magie était à l’œuvre ? Elle devait se reprendre, vite !
- Je vous écoute, Messire ! reprit-elle sur un ton un peu plus sec qu’elle ne l’avait voulu.
- N’ayez crainte, je vais vous le redire. Je vais même être plus direct, advienne que pourra… Je crois éprouver de réels sentiments pour vous. Je sais nous nous connaissons à peine, mais ces quelques instants passés à discuter en votre compagnie ont été bien plus riches que bien des années de ma lamentable existence.
Comment ne pas croire quelque chose lorsque l’on a précisément éprouvé la même chose ? Quel humain serait assez stupide pour s’empêtrer dans de tels mensonges vis-à-vis d’une drow sans que rien ne l’y oblige ? Et comment douter de ce regard si brûlant d’émotions à l’évocation des sentiments ?
- Mais je suis une drow, Messire. Race maudite et détestée entre toutes. Comment pouvez…
- Vous êtes l’être le plus merveilleux qu’il m’ait été donné de rencontrer de toute ma vie, la coupa-t-il. Tout me charme chez vous : votre allure, votre grâce naturelle, votre regard rieur, votre esprit vif et malicieux, votre humour…
- Noir comme mon horrible couleur de peau ! l’interrompit-elle à son tour. Vous n’allez pas gâcher le reste de votre vie en vous intéressant à quelqu’un comme moi, voyons ! C’est absurde !
- Oui, je sais, vous autres drows considérez les autres races comme inférieures et…
- Je vous en conjure, Messire, ne m’accablez pas en plus des tares de mon ignoble parenté. Mon fardeau est déjà suffisamment lourd à porter comme ça. Je suis très flattée de l’admiration que vous semblez me porter mais ce ne serait pas raisonnable de… de vous laissez persister dans une… erreur. Elle s’étrangla en prononçant le dernier mot.
Del’Viena détourna les yeux, se mordant la lévre, retenant ses larmes.
Il lui saisit doucement le menton de son index, ramena son visage vers le sien et plongea son doux regard d'émeraude clair dans le sien.
- Je suis au moins autant en marge que vous, jolie drow. Même ici, à EauProfonde, loin du Nord d’où je viens, je suis obligé de cacher mon visage, par précaution. Je n’ai pas un passé très glorieux, je dois vous l’avouer. Mais si j’arrive à bâtir mon avenir à partir de ce que je vois dans ces grands yeux ignés alors je n’ai peut être pas encore complètement fichu en l’air ma vie !

ELLE (épisode IV)…

Le capitaine Viairne ne revenait toujours pas de la demande de Daoud. Et pour cause, c’était la première fois qu’un passager exigeait de faire le voyage d’Eauprofonde à Padhiver à fond de cale et enchaîné de surcroît. Avec l’ordre de ne pas être libéré même sur sa propre demande avant d’arriver à destination.
Quel sort immonde avait bien pu lui jeter cette drow qui l’accompagnait pour qu’il puisse formuler une telle exigence ?
Elle qui, naturellement, voyagerait confortablement installée en cabine…
Enfin, ce n’était pas ses affaires !... La coquette somme de PO qu’ils lui avaient versé pour cela dissipait toutes réserves de sa part. Chez lui, les scrupules n’avaient jamais vraiment eu le dessus face à une bourse bien remplie.
Toutefois, il garderait à l’œil cette elfe noire : "La femme la plus merveilleuse du monde" selon cet imbécile ensorcelé ! Une drow… merveilleuse ? On aura tout vu ! pensa-t-il en haussant les épaules et en donnant l’ordre d’appareiller.



A l’avant du vaisseau, Del’Viena restait chaque jour des heures à scruter l’horizon, en silence. Au fur et à mesure que le temps passait, elle sentait peser de plus en plus sur elle le regard hostile du capitaine et de son équipage.
Si elle n’avait laissé penser qu’elle était peut-être douée de pouvoirs magiques et maléfiques, avec Daoud prisonnier volontaire dans la cale, elle doutait fort qu’ils soient arrivés indemnes à bon port.



Enfin, la silhouette grise de la Cité de Padhiver se dessinait sur l’horizon. Le voyage avait paru interminable à la drow. Elle n’avait réussi à tenir l’équipage à distance qu’aux prix de brutales apparitions et de disparitions toutes aussi soudaines et mystérieuses, à la faveur de l’obscurité, certaines soirées. Malgré l’exiguïté des lieux, ces dons de Maîtresse des Ombre avaient fait merveilles pour abuser les marins, toujours prompts à la superstition. Ce voyage de cauchemard touchait à sa fin...



Daoud émergea de la cale. Il était presque méconnaissable. Ses traits étaient creusés, son visage mangé par une barbe sombre et épaisse, et son teint livide. Il avançait maladroitement, les yeux plissés, sa main gauche placée en visière sur son front et son baluchon d’effets dans l’autre.
Del’Viena s’approcha de lui, prudemment.
- ça va, Daoud ?
- Oui, mon ombre, rassure-toi. Juste un peu ébloui par le retour à la lumière, comme un drow sorti de sa caverne, lui répondit-il dans un sourire qui se voulait réconfortant. Tu peux même venir m’embrasser, si mon état de ne te répugne pas totalement.
Del’Viena lui fit signe avec les yeux que tous les hommes du navire les observaient.
- C’est étrange, "elle" m’a laissé en paix après quelques jours de voyage, désignant l'épée de métal noire qui battait son flanc. Elle a dû se calmer ou trouver d’autres pauvres âmes à pertur…
Il s’interrompit net en croisant le regard noir que le capitaine Viairne portait à sa compagne.
- Bien, je crois qu’il est grand temps de débarquer, nous avons encore pas mal de chemin devant nous ! Direction le nord, hop !
Il attrapa la drow par le bras sans ménagement et l’entraîna sur la passerelle à grandes enjambées.
Une fois sur le quai, il se retourna quelques instants vers le patron du navire.
- Merci, capitaine ! Lança-t-il, au plaisir !… de ne pas vous revoir, termina-t-il en chuchotant pour lui-même.

- Avance vite, mon ombre, la pressa-t-il, en prenant soin de vérifier que sa capuche était bien en place. Padhiver n’était pas réputée pour sa grande tolérance vis-à-vis des drows.
Il l’emmena à pas forcés vers le nord.
- Mais, amour, le Cercle est au sud de la ville ! s’inquiéta Del’Viena.
Je sais. Nous reviendrons sur nos pas lorsque nous serons hors de vue du navire. N’as-tu pas remarqué le terrible regard que le capitaine et ses hommes t’adressaient ?
- Si, mais cela fait déjà pas mal de temps que c’est comme ça.
- Par tous les dieux ! Je ne me serais jamais pardonné qu’il t’arrive quelque chose. Dire que je t’ai laissé seule, en pleine mer, sans défense au milieu de tous ses hommes…
- Sans défense ? Ignore-tu que je suis une terrible thaumaturge drow capable de jeter les pires maléfices à quiconque oserait me toucher ? rétorqua l’elfe noire en employant une voix grave et menaçante avant d’éclater de rire.
Daoud l’accompagna dans son hilarité.
- Tu me surprendras toujours, mon ombre ! Tu es tellement pleine de ressources.

Ils quittèrent le quartier du port par une rue au nord et prirent la première ruelle à droite pour retourner vers le sud à l’abris des regards gênants.

Daoud savait que leur temps était compté : sa lame sombre ne tarderait plus à lui imposer de nouveau ses diktats pernicieux…

ELLE (épisode V)…

Del’Viena et Daoud quittèrent Padhiver sans encombre, mêlés à la foule de ceux qui sortaient de la Cité et qui croisaient les flots erratiques de ceux qui y entraient, sous le regard impassible des gardes de la ville.
La période était, chose rare sur les terres du Val, relativement calme et les soldats de faction aux portes n’avaient pas reçu de consignes particulières depuis plusieurs semaines.

Le couple abandonna rapidement la route principale qui menait à Leilon pour emprunter un chemin s’orientant vers l’est.
Ils ne tardèrent pas à arriver dans un endroit très vallonné et extrêmement verdoyant que la jeune drow appréciait beaucoup, même si certains de ses souvenirs en ces lieux lui étaient encore douloureux…
C’était là où, malgré le soutien du chef de leur communauté et les services qu’elle leur avait rendu, elle avait essuyé le refus des elfes de l’admettre parmi eux. Et, même si elle s’y était attendue, sa peine et sa frustration n’en avaient pas été pour autant atténuées.
Elfes ingrats et timorés !

Del’Viena jeta un regard plein de tendresse et d’amour vers son compagnon. Désormais, elle n’était plus seule au monde… Il était là, lui, son bien aimé. Lui qui avait su faire fi de tous les préjugés, de toutes les craintes et de toutes ces choses horribles que l’on racontait sur les elfes noirs, à tort ou à raison. Lui qui avait su voir dans ses yeux amarantes autre chose que son appartenance à une race abhorrée. Lui qui avait tout simplement pris le risque incroyable et téméraire, ou inconscient, de l’aimer, elle, une drow !
Ah, s’il n’y avait pas eu cette maudite lame pour gâcher ce merveilleux bonheur…

Elle l’invita à quitter le chemin pour rejoindre un joli cours d’eau qui serpentait depuis les montagnes.
Le son vivifiant d’une cascade appelait à une douche délicieusement rafraîchissante et délassante. Ils abandonnèrent leurs effets sur le bord du ru et coururent se glisser sous la chute en riant et en s’éclaboussant mutuellement.
Alors qu’ils s’enlaçaient en frissonnant sous l’eau glacée, ils entendirent un grognement monstrueux provenant de la rive.
Del’Viena aperçut depuis le rideau que formait - fort heureusement – la cascatelle, l’énorme silhouette cornue d’un minotaure. Elle plaqua sa main droite sur le torse de Daoud pour qu’il ne bouge plus et lui fit signe de garder le silence en posant l’index de son autre main sur ses lèvres.
Elle sortit discrètement de l’eau, les yeux toujours rivés sur la créature hybride.
Mufle en l’air, reniflant dans toutes les directions, l’être mi-homme mi-taureau, tentait de repérer ses proies à l’odorat. A ses pieds, ou plutôt à ses sabots, gisaient les affaires abandonnées par les aventuriers.

Le gargouillement de la cascade rendait encore plus inaudible le déplacement de l’elfe noire dans les herbes folles.
L’air mauvais, tapotant nerveusement le manche de son impressionnante hache de sa paume libre, le minotaure scrutait à présent avec une insistance inquiétante le rideau liquide derrière lequel se cachait Daoud. Del’Viena savait que le monstre n’allait plus tarder à bondir…
Elle se glissa silencieusement dans l’ombre même de la redoutable créature, entre ses deux énormes pattes, et s’empara de ses deux rapières. Malheureusement un reflet métallique provoqué par le déplacement de l’une de ses armes alerta le monstre qui regarda aussitôt vers le sol. La drow se redressa vivement en arrière en lacérant au passage les deux chevilles de la créature qui poussa un hurlement de douleur et de colère. Le minotaure fit brutalement volte-face et… ne vit rien ! La maîtresse des ombres prévoyant sa réaction primaire s’était déjà glissée dans son dos qu’elle lui entailla profondément de toutes ses forces.
Ivre de rage, le monstre se retourna de nouveau. Et de nouveau la drow lacéra avec dextérité l’épaisse couche de fourrure qui lui recouvrait le dos.

Telle une guêpe exaspérante, elle tournait autour de l’immonde bête, la coupant, la piquant, la lardant, la cisaillant… la transformant peu à peu en une plaie géante et beuglante.

Daoud s’était avancé sous la cascade et regardait ébaubi l’étrange ballet guerrier auquel se livrait sa compagne sur la rive. Sa peau noire et humide luisait sur son corps gracile à chaque passe d’arme et rendait ce spectacle merveilleux à ses yeux en dépit du danger mortel qu’il représentait.

Soudainement, le monstre passa sa hache au-dessus de sa tête pour frapper dans son dos. Del’Viena vit arriver le tranchant sur elle au dernier moment et eut juste le temps de faire un bond sur le côté pour esquiver le coup… Malheureusement, le couperet mal aiguisé lui égratigna tout l’extérieur du bras, depuis l’épaule jusqu’au coude. Mais le coup était porté avec une telle violence et une telle fureur que n’ayant que frôlé sa cible, il acheva sa funeste course dans les propres reins de son auteur, lui fracassant dans un craquement sinistre la colonne vertébrale. Effarée, la semi-bête lâcha sa hache qui resta fichée dans son dos, s’écroula, droit, sur ses antérieurs, puis bascula vers l’avant, s’effondrant sur le ventre, les yeux écarquillés et la bouche entrouverte.

Daoud sortit de sa cachette liquide en applaudissant.
- Comme toujours, tu as été… stupéfiante, sensationnelle, extraordinaire… Y’a même plus de mot pour te dire ce que je ressens. Et moi, moi qui suis si insignifiant, si faible, si inutile à côté de toi… Non seulement je ne te mérite pas, mais en plus je suis même capable d’attenter à ta vie !
Pressant son bras blessé contre elle, Del’Viena sourit malgré la douleur.
- Merci pour le compliment. Mais cesse de te rabaisser injustement, tu n’es rien de tout cela, mon aimé, tu es l’homme le plus courageux qui soit, crois-moi. Et ce n’est pas toi qui cherches à me tuer, tu le sais bien. Quel humain aurait le courage de vivre au côté d'une drow capable de provoquer la mort d’un minotaure ? Lui glissa-t-elle avec malice.
- Habillée de ses seules rapières de surcroît ! ajouta Daoud avec un clin d’œil affectueux. Quant à « Provoquer la mort » voilà un doux euphémisme, mon ombre, tu l’as bel et bien vaincu !
- Pas vraiment, c’est lui qui s’est achevé tout seul, finalement…
- Oui, j’imagine qu’il en a eu plein le dos, le pauvre ! gloussa Daoud.

- Bizarre, cette « rencontre » tout de même ! Habituellement, « ils » ne descendent pas si bas dans les collines. Un égaré peut-être… déclara, dubitative, Del’Viena en fouillant de son regard perçant les alentours.
Satisfaite de son inspection, la drow se mit à fouiller son sac de son bras valide.
-Je peux t’aider, mon ombre, demanda l’humain qui commençait à se rhabiller à la hâte.
- Oui, s’il te plait, peux-tu m’ouvrir cette boîte d’onguent ? lui répondit-elle, en lui tendant l’objet.
- Bien sûr ! C’est pour ton bras ?
- Oui, ce n’est pas très grave, mais c’est terriblement douloureux.
- Laisse, je vais m’en occuper. C’est le moins que je puisse faire, convint l’homme en lui prenant le bras avec une infinie douceur.

Quelques minutes plus tard, le temps que Del’Viena enfile ses vêtements, la pommade de soins magique d’origine elfique avait déjà fait effet et les chairs abîmées commençaient à cicatriser sans laisser de traces.
Bien qu’ayant déjà eu plusieurs fois la douloureuse opportunité d’en apprécier les incroyables vertus sur lui-même, l’humain n’en restait pas moins impressionné à chaque fois.

- Bien, je crois que nous avons été assez « douchés » durant cette pause ! Mangeons un peu, mon ombre, et reprenons la route au plus vite, dit Daoud, devenu plus nerveux.
Il sentait s’immiscer en son esprit les perfides filaments mentaux de l’abominable emprise psychique de sa sombre lame…

ELLE (épisode VII - Première partie)…

A quelques pas de l’entrée du Cercle des Eilistréens, Del’Viena demanda à un Daoud, à bout de force, de l’attendre quelques instants et alla se présenter aux deux sentinelles drows qui étaient de faction.
- Bonjour, mes sœurs, je suis Del’Viena.
Elles lui rendirent son salut d’un signe de tête.
- Nous vous reconnaissons en effet, Del’Viena. Vous êtes la bienvenue !
- Je dois voir la Grande Prêtresse de toute urgence !
- Hélas, ma sœur, Dame Aznilth est en voyage et ne sera pas de retour avant plusieurs jours…
La maîtresse des ombres ne put masquer son désappointement.
- C’est vraim…
- Attention ! lui cria la garde en la projetant violemment sur le côté et parant de sa dague le coup d’épée meurtrier que Daoud avait tenté d’asséner à sa bien-aimée.
Del’Viena, qui avait chuté lorsque la sentinelle l’avait brutalement écartée, hurla paniquée :
- Ne le tuez pas, je vous en supplie ! Ne le tuez pas, il n’est pas responsable de ses actes !

La seconde garde pointait déjà son arbalète sur l’humain, le doigt sur la détente, tandis que celle qui venait de sauver la vie de la jeune drow contrait avec une parfaite maîtrise son attaque décousue mais enragée.

Une prêtresse alertée par les cris et les éclats d’armes accourut vers l’entrée.

La deuxième sentinelle tenait toujours en joue Daoud et hésitait encore…
- Par pitié, ne le tuez pas ! implorait Del’Viena affolée et prostrée au sol.

La religieuse arriva sur les lieux et, comprenant aussitôt l’imminence du drame, cria un ordre qui fit relever immédiatement son arbalète à la garde. Puis, sans perdre un instant, elle psalmodia une incantation et tendit la main vers Daoud. Une forte lueur blanchâtre enveloppa l’homme qui s’écroula lourdement, inanimé.

Del’Viena se précipita sur lui épouvantée…
- Que lui avez-vous fait ? Que…
- Du calme, ma fille ! Il est juste inconscient, la coupa la prêtresse drow d’un ton amical mais ferme.
La maîtresse des ombres tourna son regard embué de larmes vers la religieuse éilistréenne.
- Vous êtes Del’Viena, c’est bien cela ?
La jeune drow acquiesça de la tête.
- Je vous ai vu plusieurs fois avec notre Grande Prêtresse. Elle vous porte une affection toute particulière. Je crois qu’elle vous considère comme la preuve vivante que le fait d’être drow ne signifie pas que l'on naisse obligatoirement cruelle ou méchante, que c’est essentiellement notre culture et notre éducation qui fait de nous ce que nous sommes en Ombre Terre. Et, pour peu que l’on ait eu la chance, comme vous, de grandir et d’être élevée dans le respect de certaines valeurs, loin de Menzoberranzan, nous ne sommes, nous autres drows, pas plus enclins au mal que n’importe quelles autres races civilisées. Maintenant, relevez-vous, termina la hiérophante en lui tendant la main. Je suis Nirrz’Ultrina, bras droit de notre Grande Prêtresse. Vous avez besoin d’aide, je présume, mon enfant.
- Oui, reconnut Del’Viena en acceptant la main tendue de Nirrz’Ultrina pour se relever. Vous avez pu constater, vous-même, l’urgence de notre problème.
- Votre ami humain est ensorcelé, c’est cela ?
- Pas directement en fait, il est sous l’emprise maléfique de son arme, expliqua la jeune drow en montrant du doigt l’arme de métal sombre qui gisait encore à terre.
Cette dernière avait à présent un aspect terne qu’elle ne lui avait jamais vu auparavant ; comme si l’arme maligne tentait de dissimiler ses réels pouvoirs en adoptant une apparence insignifiante.

En observant l’épée, la deuxième dame du Cercle se troubla un instant avant de se renfrogner.
- Par l’engeance scélérate de Lloth, se pourrait-il que ce soit…
- Que ce soit ? interrogea Del’Viena en fixant à son tour l’arme d’un air inquiet.
La prêtresse s’approcha de l’épée, ses sourcils d’albâtre froncés, et s’accroupit au-dessus d’elle.
- Ne t’amuse pas à ce petit jeu avec moi, Khan’Krim Bry’in ! lâcha–t-elle quelques secondes plus tard en s’adressant visiblement à l’arme. La Vierge Noire me protège, ainsi que toutes mes sœurs, de ta présence et de ton aura blasphématoires en ces lieux.

La Maîtresse des ombres regardait abasourdie la scène.

- Que l’on m’apporte les gants de soie sacrée, ordonna la religieuse.
Une des gardes partit en courant.
- Eh bien, ma fille, remerciez Eilistraë et la force de caractère de votre compagnon d’être toujours en vie. Cette horreur d’origine drow comme vous semblez l’avoir deviné en venant ici, n’est autre que le «doigt damné de Khan’Krim Bry’in».
- Le «doigt damné de Khan’Krim Bry’in»… répéta machinalement Del’Viena.
- Oui, je vais tout vous raconter… Ah ! Voilà les gants.
La prêtresse drow les enfila minutieusement, puis récita une brève formule les mains ouvertes vers les cieux. Elle saisit ensuite l’arme maléfique et se redressa en la tenant éloignée de son corps.
- Huhumm ! Elle n’est pas contente, la vilaine, plaisanta-t-elle comme si elle avait à faire à une bête récalcitrante.

- Que faisons-nous de l’humain, Haute prêtresse, demanda une des gardiennes.
- Liez-lui simplement les mains dans le dos - solidement - et suivez-nous. Il ne devrait plus tarder à recouvrer ses esprits. Ne soyez pas surprises, mes filles, si vous voyez brutalement réapparaître cette arme dans son fourreau…
Les sentinelles à la peau obsidienne acquiescèrent en silence.

Le petit groupe, Haute prêtresse en tête, traversa le camp forestier, où les éilistréennes vaquaient à leurs occupations dans une atmosphère de recueillement. Quand il passait à proximité d’elles, les drows s’inclinaient devant leur supérieure religieuse, non sans jeter un regard perplexe sur l’épée noire qu’elle portait devant elle, posée à plat sur les paumes de ses mains gantées.

La troupe arriva à la clairière où Del’Viena avait eu maintes fois l’occasion de s’entretenir avec Dame Aznilth.

Daoud, les mains attachées dans le dos et fermement maintenu par les gardes eilistréennes, semblait dans un état second et avançait les yeux perdus dans le vague. Sa compagne jetait vers lui des regards inquiets que ne manqua pas de remarquer Nirrz’.
- J’avais oublié la moindre résistance aux sorts des humains, avoua la religieuse elfe noire. Mais, il ne devrait pas avoir de séquelles. Normalement…
- Je l’espère sincèrement, Haute Prêtresse, je l’espère, lui répondit Del’Viena sur un ton où perçait, à peine voilée, une sourde menace.
- Nous n’avions pas vraiment le choix, se justifia, embarrassée, la prêtresse. C’était ça ou… Elle fit un geste vague en direction de l’arbalète qui pendait sur le flanc de la garde.

La jeune drow et la haute disciple d’Eilistraë prirent place sur les troncs qui faisaient office de bancs. Les deux sentinelles firent s’asseoir l’humain à proximité, sur un autre tronc, et restèrent postées debout derrière lui.

La prêtresse planta l’arme dans une souche à côté d’elle et prit la parole.
- Ainsi, voici cet infâme item, odieux réceptacle de l’esprit maléfique du sorcier-liche drow Khan’Krim Bry’in. La légende veut que Lloth elle-même ait été écoeurée par l’insoutenable cruauté de cet être ignoble, c’est dire. Connaissant que trop les atrocités dont sont capables les adeptes de la déesse araignée, je n’ose imaginer quels actes abominables a pu commettre ce sinistre individu pour se forger une telle réputation. Ce que je sais, toutefois, c’est qu’il avait pour manie de torturer et tuer ses victimes en se servant de son index. Il s’y était greffé magiquement un ongle de métal noir, aussi résistant que les armes drows faites avec et plus aiguisé encore qu’un croc de jeune dragon. Je vous épargne les rumeurs sur ses manières immondes d’en faire usage.
Il vivait dans la cité de Ched Nazad, assez loin des regards indiscrets des Mères-Matrones de Menzoberranzan. C’est seulement après plusieurs siècles et l’étrange disparition de plusieurs prêtresses de Lloth dans cette ville que les membres du Conseil de Menzoberranzan, probablement «encouragés» par la déesse elle-même, se décidèrent à réagir et faire éliminer ce mâle dégénéré qui avait la stupide impudence de les défier.
Ils envoyèrent deux prêtresses choisies parmi les plus douées et les plus cruelles, afin que sa mort douloureuse serve aussi d’exemple à tous les mâles imbéciles et présomptueux qui se risqueraient à penser que les arts profanes pouvaient les mettre hors d’atteinte des représentantes du clergé de la déesse araignée. Elles ne revinrent jamais…
On retrouva deux têtes à Ched Nazad, quelques temps après leur arrivée dans cette cité, mais les traits étaient tellement déformés par la peur, l’horreur et la souffrance que toute identification s’avéra impossible... Cependant le sort des deux envoyées ne faisait guère de doute.
Prenant cette fois conscience de l’ampleur de la menace, les Mères-Matrones dépêchèrent à Ched Nazad une véritable force guerrière composée de prêtresses, de mages et de maîtres d’arme expérimentés.
Le combat fit rage plusieurs jours. La puissance et l’intelligence du sorcier-liche étaient encore bien supérieures à ce qu’elles avaient imaginé. Malgré tout, l’issue de la lutte était scellée et le thaumaturge mort-vivant se sachant pris au piège et condamné se replia dans son laboratoire arcanique, truffé de protections magiques.
Profitant du répit temporaire offert par ce lieu protégé, il arracha l’ongle de métal de son doigt et le fusionna à l’alliage d’une épée afin de pouvoir transférer son esprit et une partie de ses pouvoirs dans l’arme. L’ultime incantation qu’il fit pour cela fut si puissante, si terrible, qu’elle détruisit son refuge et ses alentours immédiats, ainsi que toutes les créatures qui avaient le malheur de s’y trouver à cet instant.
L’escouade Llothienne fut entièrement anéantie… A une exception près : un maître d’arme qui, à ce moment là, était en lévitation à l’extérieur de l’édifice à la recherche d’une éventuelle issue secrète au laboratoire de l’archimage et fut projeté au loin par le souffle de la déflagration. Mais il s’en sortit miraculeusement vivant ; sérieusement brûlé au visage mais sans autres blessures graves. Quand il revint sur les lieux du sinistre, il ne trouva qu’un cratère béant de roches noircies au milieu duquel il distingua l’éclat métallique d’un objet long.
Il descendit pour s’en approcher davantage et vit qu’il s’agissait d’une arme.
Puis, son esprit ne tarda pas à «ressentir» qu’il s’agissait là de la plus belle épée qu’un maître d’arme puisse jamais rêver de posséder…
Le Maître d’arme s’empara de l’arme, l’inverse serait plus exact à dire vrai, et revint à Menzoberranzan. Il fut aussitôt convoqué par Conseil des Mères-Matrones pour rendre compte des résultats de l’expédition.
Le guerrier se présenta donc devant le Conseil et commença à faire son rapport sur leur combat contre le sorcier-liche devant un auditoire attentif. Soudain, l’arme maudite dont les gardes du conseil l’avaient pourtant débarrassé à l’entrée, réapparue dans son fourreau et une crise de folie meurtrière s’empara aussitôt de lui. Surprises et prises de court, les Mères-Matrones ne purent réagir à temps et le tuer avant que le guerrier fou furieux n’en massacre une bonne moitié. Khan’Krim Bry’in venait de se venger post mortem - si ce terme à un sens pour une liche -, des Matrones qui l’avaient condamné, Matriarche en tête, en les frappant au cœur même de leur assemblée. De plus, en décapitant une partie de l’autorité établie, il ouvrait inéxorablement une période de chaos indescriptible : luttes pour le pouvoir entre les grandes Maisons, complots de succession au sein de ces mêmes Maisons, intrigues, trahisons, alliances avec des Maisons mineures… Tout Menzoberranzan allait se retrouver plongée dans une guerre civile sans pitié et terriblement sanguinaire. Entrainant un affaiblissement sans précédent de la métropole dont ses multiples ennemis risquaient de profiter.
On rapporte que durant cette terrible période l’arme passa de mains en mains assouvissant avec extase sa soif de cruauté et sang insatiable.
Bizarrement, c’est une attaque extérieure, des duerggars, qui mit un terme à ces mois de carnage. Exsangue, la cité ne pouvait plus compter que sur une poignée de survivants pour se défendre. Enfin, devant le péril de disparaître purement et simplement, les rescapés décidèrent de faire front commun face à l’ennemi.
Si les forces drows restantes étaient peu nombreuses, en revanche, elles ne comptaient plus dans leurs rangs que les meilleurs de leurs combattants, ceux qui avaient réussi à se sortir vivants de mois de combats ininterrompus. Et bien que quatre fois plus nombreux, les duerggars furent défaits face à la resistance acharnée et sans merci de leurs adversaires. Cette guerre face à un ennemi externe eut aussi le mérite de restaurer une hiérarchie au sein de Menzoberranzan. La cité pouvait renaître de ses cendres.
Quant à l’arme maudite, elle fut fort heureusement retrouvée par un puissant mage dans les décombres d’une Maison que la crise avait anéantie. Celui-ci perça rapidement sa nature infâme et à l’aide de sorts appropriés, il put reconstituer sa courte mais sinistre épopée. On peut penser que le plus simple aurait été de la détruire, anéantissant par là même l’esprit maléfique qui l’animait, mais ce serait bien mal connaître la machiavélique psychologie des nôtres. Trouvant cette fin par trop expéditive et surtout trop douce pour celui qui avait failli entraîner la chute de Menzoberranzan et peut-être celle du peuple drow tout entier, le nouveau Conseil des Mères-Matrones décida de d’amener cette épée à la surface. Ainsi l’âme du sorcier-liche drow, coincée dans son propre piège de métal, allait souffrir éternellement de l’exposition au soleil. C’était par le même coup l’occasion de jouer un bien sale tour aux habitants de la surface en leur « offrant » l’item scélérat. A partir de là, on ne sait plus rien sur elle… Jusqu’à sa réapparition entre les mains de votre infortuné compagnon.
Nous allons donc devoir faire , ou du moins essayer de faire - qu’Eilistraë nous vienne en aide -, ce qui aurait dû être fait il y bien longtemps : détruire cette arme, ou tout au moins son terrible « pensionnaire » !

à suivre…

ELLE (épisode VII - Seconde partie)…

Daoud cligna des yeux, secoua la tête et se rendit compte qu’il avait les mains attachées dans le dos. Instinctivement Del’Viena avait tourné son regard vers lui.
- Que s’est-il passé ? Pourquoi suis-je attaché ? s’inquiéta-t-il, en interrogeant sa bien-aimée des yeux, puis en regardant par-dessus son épaule vers les gardes drows.
- Ne vous inquiétez pas, Messire, tout va bien. Je suis soulagée de vous voir “revenir“ parmi nous, apparemment, sans dommages, lui répondit la prêtresse drow avec un sourire amical. Del’Viena, allez expliquer la situation à votre compagnon pendant que je prépare les éléments nécessaires à la résolution de notre “problème“.
Les deux drows se levèrent simultanément du banc. Mais tandis que la maîtresse des ombres alla rejoindre son compagnon, la prêtresse d’Eilistraë prit la direction de ses quartiers.
Juste avant qu’elle ne quitta la clairière, la religieuse fit volte-face.
- J’allais oublier : ne libérez l’humain sous aucun prétexte surtout !
Puis s’adressant à l’une des gardes :
- Wrin’ehla, vient près de cette arme et ne la quitte pas un instant des yeux. Si elle disparaît donne l’alerte aussitôt. Toi, Sihiynn, si cela arrive, regarde immédiatement si l’épée n’est pas réapparue dans le fourreau ou, pire, dans les mains de cet homme. Si c’est le cas, désarme-le par TOUS les moyens mais sans ne jamais toucher l’épée !
Croisant volontairement le regard inquiet de Del’Viena, elle ajouta :
- Ecoutez, ma chère fille, je veux bien vous aider, je me dois même de le faire, mais il est hors de question que cela mette en péril la vie des nôtres pour… pour…
- … Pour un vulgaire humain ! acheva Del’Viena séchement, les traits chargés d’une vive indignation.
- Je… Je suis désolée, ce n’est pas… ce que je voulais dire, lâcha sombrement la hiérophante en se retournant pour quitter les lieux.



- Votre prêtresse à raison, mille fois raison ! s’emporta Daoud après avoir écouté, accablé, le récit de sa compagne. Je ne suis qu’un misérable, qu’un être faible et méprisable qui ne mérite que la mort ! J’ai osé porter ma lame contre toi. J’ai finalement cédé et tenté de tuer ce à quoi je tiens le plus au monde, ma seule vraie raison de vivre : toi ! Que cette arme maudite me revienne entre les mains et je m’égor…
- Je t’en prie, Daoud, cesse de proférer des horreurs, l’interrompit Del’Viena d’un ton offusqué. D’abord ce n’est pas MA prêtresse ! Tu le sais bien. Certes, je suis une amie des éilistréennes mais je n’appartiens pas à ce culte. Ensuite, personne ici ne souhaite ta mort. Il ne s’agit que d’une extrêmité évoquée au cas où… Et à laquelle je m’opposerais de toute façon, devrais-je le payer de ma propre vie ! Je préfère encore périr par ta lame infernale que de laisser quiconque tenter de te tuer ! Au moins je partirais l’âme en paix, te sachant vivant…
-Tu es si… bredouilla l’humain, laissant choir sa tête en avant, son menton venant heurter le haut de son torse.
Son corps s’agita de spasmes dans un bruissement de sanglots sourds.
Del’Viena lui caressa tendrement les cheveux.
- Ne t’inquiète pas, mon amour, tout ira bien. Ce tourment touche à sa fin, garde confiance.
Deux larmes fugitives glissèrent le long de ses joues d’obsidiennes ; il fallait qu’elle tienne, qu’elle affiche une sérénité qu’elle était pourtant loin d’avoir.

Nirrz’Ultrina revint quelques temps après ; rien ne s’était passé : l’épée maléfique était toujours fichée dans la souche. Le visage de la religieuse arborait une expression sévère et déterminée. Del’Viena frissonna, elle avait l’impression de se retrouver face à une adoratrice de Lloth.
Et si l’arme l’avait… Non !… Elle rejeta immédiatement de toute son âme cette terrifiante idée.
Nirrz’ empoigna la poignée de l’item damné et l’arracha d’un geste brusque à son socle de bois. Puis elle se dirigea vers la maîtresse des ombres avec un étrange sourire que cette dernière ne sût comment interpréter. D’instinct, elle porta imperceptiblement ses mains vers ses rapières.
- La lune est presque pleine, déclara la hiérophante, cela devrait renforcer la puissance de nos prières et de nos sorts hiératiques. L’idéal aurait été d’attendre la vraie pleine lune, mais nous ne pouvons nous permettre de prendre un tel risque, il nous faut agir au plus vite contre ce poison mental.
Del’Viena acquieça de la tête, un sourire forcé ourlant ses lèvres.
- Ma fille, reprit l’Eilistréenne, je sais que votre périple jusqu’ici a dû vous exténuer, mais il me faut vous demander de puiser encore dans vos forces pour nous aider. Il serait hautement souhaitable que vous participiez activement à la cérémonie de désenvoûtement qui va suivre. De toutes les drows présentes ici, vous êtes la seule qui n’ait pas vécu et été imprégnée par la perfidie d’Ombre Terre. L’unique elfe noire parmi nous dont la pureté et les qualités d’âme n’ont jamais été souillées ou altérées par les sinistres aberrations imposées par le culte de Lloth. Et la seule enfin, qui ait déjà réellement prouvé sa capacité de résistance mentale face à la redoutable influence du « doigt damné de Khan’Krim Bry’in ». Pour toutes ces raisons, vous êtes celle d’entre nous qui a le plus de chance de mener avec succès cette redoutable entreprise. Car nous autres, malgré la bénédiction de la Vierge noire, risquons de succomber et de voir se réveiller en nous toute la malveillance et la cruauté dont on nous a abreuvées de force depuis notre plus jeune âge et contre lesquelles nous avons souvent lutté des années, et parfois même des siècles.
- Si je puis faire quoi que ce soit pour nous débarrasser de cette horreur, je le ferais sans hésiter, répondit d’une voix résolue la jeune maîtresse des ombres, mais je ne suis pas une adepte de la Vierge Noire…
- Nous sommes toutes ses enfants, Del’Viena, vous tout autant que n’importe quelle autre drow. Elle doit même se réjouir de vous compter parmi eux, au même titre que notre Grande Prêtresse, Dame Aznilth. J’ai tout préparé pour vous guider dans votre tâche, j’étais sûre de votre réponse. Rendons-nous dans le Sanctuaire d’Eilistraë.
La Haute prêtresse fit des signes en langage drow aux sentinelles. Celle qui avait veillé sur l’arme alla frapper sur un gong édifié dans la clairière. Le profond bourdonnement du plateau de métal se répandit à travers le camp et Del’Viena aperçut dans les ténébres nocturnes du sous-bois de fines silhouettes qui commençaient à converger dans une même direction.
D’une légère tape sur l’épaule, l’autre garde invita Daoud à se relever. Le cortège s’avança à travers bois, rejoint au passage par d’autres fidèles de la déesse.

Des feux allumés sur de grandes pierres plates, placées en alternance avec de fines colonnes, encadraient une trouée forestière au centre de laquelle se dressait un mégalithe de roche gris rose chargé de runes à la gloire de la Vierge Noire. La lueur des flammes projetait sur la pierre érigée en ombres spectrales et ondoyantes, les silhouettes graciles des éilistréennes déjà présentes dans le sanctuaire.
Arrivée devant deux hautes colonnes qui marquait symboliquement l'entrée du temple à ciel ouvert, Nirrz’ s'arrêta et donna de nouvelles instructions par signes drows. La garde en charge de Daoud lui intima l'ordre de s'asseoir sur les premières marches qui descendaient vers l’intérieur du lieu de cérémonie. Avant même que Del'Viena n'intervienne, la prêtresse s'adressa à elle à voix basse.
- Compte tenu du lien qui l’unit à cette arme, votre “ami” doit être présent en ce lieu pour pouvoir le rompre. Toutefois, il ne doit pas interférer avec le champs purificatoire sacré que nous allons créer au cours de la cérémonie. Je tiens aussi à vous prévenir que le fait de briser ce lien va entraîner chez lui un choc violent. Il risque de ressentir cette séparation, cette délivrance comme une mutilation presque physique et éprouver un fort sentiment de vide et d’abattement dans les premiers temps. De plus, j’ignore comment il peut réagir et se comporter au cours de cette rupture… Je ne peux vous garantir que tout se passera bien, j’espère que vous en êtes parfaitement consciente.
Del'Viena baissa les yeux en signe d’assentiment.
- Bien. Ma fille, vous n'êtes pas sans savoir que nous autres éilistréennes avons pour principe, lors de nos cérémonies religieuses, de chanter, danser, prier dans le plus simple appareil. Pour remplir votre rôle durant celle-ci vous devrez aussi vous conformer à cette règle.
Sans attendre de réponse, la Haute Prêtresse pénétra dans le cœur du sanctuaire et claqua des mains. Les éilistréennes commençèrent aussitôt à se dévêtir. Après un instant d’hésitation, la maîtresse des ombres quitta également ses effets, ne conservant sur elle que son pendentif d’améthyste écarlate. Du coin de l’œil, elle vit Daoud s’empourprer et baisser pudiquement le regard. Elle ne pût s'empêcher de sourire intérieurement…

à suivre…

ELLE (épisode VII - 3e partie)…

Les disciples drows formaient à présent un cercle réparti sur deux rangées autour du Mégalithe. Devant la pierre se tenait la Haute Prêtresse, son corps nu enduit d'un liniment sacré luisait indécemment aux intermittences flamboyantes. Elle leva les bras vers l'astre de la nuit et commença, dans un balancement cadencé, à entonner un chant sacramentel que reprirent crescendo les fidèles assemblées.
Sans avoir l'incomparable éclat cristallin des voix elfiques de leurs cousins de la surface, Del'Viena fut néanmoins émerveillée par la beauté de la mélopée de ses soeurs drows. Leurs déhanchements rythmés et sensuels semblaient s'accélérer en même temps que s'amplifiait la puissance de leurs chants.
La maîtresse des ombres observait intimidée les élistréennes : même chez ces ferventes de la Vierge Noire, il demeurait une violence latente, un extrémisme comportemental typiquement Ombre-terrien.
Les voix continuaient à s'élever, emplissant tout le camp, et devaient s’entendre à des lieux de là.
Loin de se laisser emporter, elle aussi, par la fièvre des cantiques qui amènerait inéluctablement ses congénères vers un état de transe, la jeune drow, à son grand désarroi, se sentait de plus en plus étrangère et isolée au milieu de cette foule gagnée par une forme d'hystérie.
Derrière la prêtresse transfigurée, il lui sembla voir le mégalithe s'illuminer graduellement de l'intérieur. Les chants redoublèrent alors d'ardeur et la luminescence de la pierre se confirma en s'accentuant jusqu'à ne laisser apparaître qu'un immense bloc incandescent à l'éclat éblouissant.
Del'Viena jetait autour d'elle des regards alarmés, les éilistréennes au comble de l'exaltation hiératique tortillaient avec une frénésie sauvage leurs corps dénudés en clamant de plus en plus fort leurs louanges à la Déesse.
Continuant de chanter avec ses coreligionnaires la prêtresse s'avança en direction de Del'Viena et lui empoigna doucement mais fermement le poignet pour l'attirer à l'intérieur du cercle des éilistréennes. Elle l'amena jusque devant la pierre levée, aveuglante de clarté. Puis, sans brutalité et fredonnant toujours les couplets sacrés, elle plaça la maîtresse des ombres dos au peulven et la plaqua contre lui.
Aussitôt, Del'Viena sentit une incroyable sensation de puissance et de plénitude l'envahir. Elle perçut les subtiles modulations d'intensité qu'imprimaient à l'aura divine de la roche dressée les inflexions des chants, créant un flux et reflux de chaudes vagues psychiques qui la baignaient d'une douce quiétude mystique.
Plus rien n'existait réellement autour d'elle, les chants lui parvenaient en échos mélodieux et lointains ; les silhouettes dansantes n'étaient plus qu'ondulations ; la lueurs des feux, des halos de lumières tremblotants…
Brutalement, elle ressentit l'insupportable contact d'un froid ultime accompagné d'une abominable sensation de mal absolu. Nirrz’Ultrina venait de déposer dans ses mains l'épée maléfique. Elle sentit alors une ire incommensurable la submerger, une profonde envie de libérer cette soudaine fureur, de tuer, de répandre le sang… à commencer par celui de cette imbécile de prêtresse !
Elle serra fort la poignée de l'arme et fixa avec une intensité malveillante la religieuse qui, d'un mouvement vertical des mains, appelait les éilistréennes à intensifier encore la puissance de leurs suppliques à la déesse. Del'Viena leva l'épée au-dessus de sa tête, prête à en finir avec cette méprisable… Alliée ! Oui, la prêtresse était son alliée ! Et elle n’avait aucune raison de lui vouloir du mal, encore moins de l'exécuter ; c’était cette maudite arme qui…
Une violente douleur psychique lui vrilla le cerveau, elle eut l’impression que son crâne allait exploser. Elle serra les dents à s’en fendre la mâchoire… Eilistraë aide-moi, je t’en conjure…
Une nouvelle vague de chaleur bienfaisante se répandit doucement en elle, l’étau de souffrance qui enserrait son esprit se relâcha partiellement. Lentement, elle baissa la lame. Mais déjà, elle percevait de nouveau le venin psychique qui tentait de raviver en elle les braises de la haine, il ne fallait pas qu'elle cède.
La religieuse, consciente de la lutte intérieure que menait Del'Viena, cessa de chanter pour incanter les formules absconses d'un sort divin. Dès la dernière syllabe achevée, la maîtresse des ombres éprouva un grand soulagement, comme si une partie de l'énergie négative contre laquelle elle se débattait s'était soudainement retirée. Puis, elle se rendit compte que la hiérophante était à son tour prise dans le tourment d'un combat mental et que c'était vers elle que s'était transférée l'autre fraction de la charge hostile.
La dignitaire éilistréenne commença à être parcourue de tremblements convulsifs, ses yeux se révulsèrent et, portant ses mains à son cou, elle griffa de ses ongles effilés sa peau obsidienne, du bas de ses joues à la naissance de son cou.
Del'Viena profita de ce détournement d'attention de l'âme damnée pour se concentrer sur la force maléfique qui étreignait son esprit et celui de la prêtresse… Dégage maudit sorcier, quitte mon esprit et cette arme ! Elle sentit les doigts psychiques ennemis glisser sur son esprit, tentant de s'y accrocher…
Ne lui offrir aucune prise, pas la moindre aspérité… Je n'éprouve aucun sentiment de haine, aucune colère, aucune forme d'hostilité… Pas même contre toi Khan’Krim Bry’in !
Les serres venimeuses du sorcier-lîche continuèrent désespérément de glisser sur la paroi lisse de sa raison devenue hermétique à sa maléfique influence. Oui, elle allait être débarrassée de…
Un vive douleur rompit brutalement sa concentration, la Haute Prêtresse venait de lui lacérer le haut de la poitrine. Cette dernière lui lança un regard épouvanté, posa ensuite les yeux sur sa main tremblantes aux doigts toujours repliés en crochets sanglants et s'enfuit en poussant un hurlement de terreur, bousculant sur son passage les fidèles qui, dans un état second, continuaient de chanter et de danser.
Del'Viena n'eut pas le temps de s'appesantir sur la terrible souffrance infligée par sa blessure. Déjà, les pointes acérées des griffes mentales du sorcier noir s'enfoncaient dans ses défenses psychologiques, distraites un instant, et regagnaient avec une hargne redoublée le terrain perdu.
Un effroyable sentiment de désarroi s'empara de la jeune drow, elle se retrouvait seule… Seule face au pouvoir décuplé par le péril et la colère du puissant sorcier-lîche. Immanquablement, elle allait payer cher, très cher, sa stupide opposition à la volonté du sombre thaumaturge. Dans peu, une mort atroce l'emporterait lentement ; dénouement fatal et libérateur des intolérables souffrances qui l’attendaient…
- Résiste Del' ! Ne m'abandonne pas ! Rien ne peut vaincre notre Amour, pas même la mort elle-même ! cria une voix aimée par-dessus tout, la voix de Daoud.

à suivre…

ELLE (épisode VII - 4e partie)…

Giflée et galvanisée par cet appel inespéré, la jeune drow trouva l’ultime force de se ressaisir face au précipice moral qui allait l’engloutir.

- Non ! Je ne suis pas seule, sinistre vermine ! Tu ne m’auras pas ! s’écria-t-elle. Je suis forte de l’amour que me porte cet humain, plus forte encore de celui que moi, je lui porte ! Vois cet amour qui nous unit et me protège !
Je suis forte de la bienveillance de la Vierge Noire, plus forte encore de son adoration par ses enfants ! Entends leurs chants qui me soutiennent et me purifient !
Ton emprise abjecte et écoeurante s’achève ici, Khan’krim Bry’in, loin de la noirceur des ténèbres d’Ombre-Terre d’où tu viens. La clarté de l’astre nocturne sera ton flambeau funèbre, les chants des éilistréennes ton requiem !

Au fond de son esprit une voix sépulcrale où perçait haine, colère, cruauté mais aussi résignation, résonna désagréablement :
- Que les hordes des fosses démoniaques t’emportent et te tourmentent à jamais, pathétique chienne ! Loue ta misérable déesse renégate de ne m’avoir rencontré que sous cette forme éthérée et vulnérable car non seulement tu n’aurais pu me vaincre, mais je t’aurais fait regretter au plus haut point ce jour pitoyable de ta malencontreuse naissance.
Mais rappelle-toi, Del’Viena “la sotte présomptueuse”, que tu n’as pas anéanti Khan’krim Bry’in le magnifique. Non, tu l’as juste insulté en chassant son essence admirable de son légitime réceptacle. Et pour ça, tu paieras un jour !
Je te laisse à présent, méprisable femelle, mais accepte ce dernier geste en gage de nos futures retrouvailles !

Del’Viena crut percevoir un ricanement mauvais et sentit l’épée vibrer dans sa main. Puis, ayant l’impression que celle-ci tentait de s’arracher à son emprise, elle la serra davantage…
Soudain, un éclair jaillit de l’arme, la force tractive vers l’avant se relâcha, laissant le coude de la drow venir douloureusement heurter la pierre dressée. L’éclair traversa les deux rangs d’éilistréennes en vrombissant pour venir frapper Daoud, debout sur les marches, en pleine poitrine et le projeter avec une violence inouïe contre une des deux colonnes qui marquaient l’entrée du temple.

- Nonnnnnnnnnnn ! hurla la maîtresse des ombres, avant de s’écrouler à bout de force au pied du mégalithe.

Nue, meurtrie, vidée, elle fixa impuissante le corps inanimé de son aimé baignant dans une marre de sang, sa vision se troubla sur la terrible scène et elle sombra dans l’inconscience…

ELLE (épisode VII - Epilogue)

Del’Viena émergea lentement de sa torpeur. Elle avait un horrible mal de crâne et se sentait nauséeuse. Elle redressa la tête et constata qu’elle était étendue sur une litière de fougères fraîches et odorantes. Un bandage lui barrait le haut du torse juste au-dessus des seins. Elle voulut se relever davantage en prenant appui sur ses coudes mais une vive douleur à celui de droite l’empêcha d’y parvenir.
- Restez calme, dit une drow âgée et efflanquée en s’approchant et s’agenouillant à côté d’elle. Tenez, buvez cela, reprit-elle en lui tendant un bol de liquide phosphorescent. C’est une potion régénératrice.

Del’Viena trempa prudemment ses lèvres dans la boisson luminescente, puis rassurée en reconnaissant le contact doux et mielleux du liquide de soin, elle avala une première gorgée. Les bienfaits du breuvage se firent aussitôt ressentir, la douleur à son coude droite s’atténua et elle put se redresser pour de bon.
Elle prit le bol des mains de sa soignante et but une seconde gorgée. Son mal de crâne s’estompa un peu lui aussi. Ses idées redevenaient beaucoup plus claires…

Elle regarda avec inquiétude autour d’elle. Il n’y avait personne d’autre qu’elles deux dans la hutte…

- Daou… L’humain ! Où est-il ? Comment va-t-il ? Est-il vivant ? Je veux le voir !…
- Doucement, doucement, jeune fille ! répondit la garde-malade en posant sa main sur son épaule pour la maintenir allongée. Votre ami est vivant, ses jours ne sont plus en danger, restez tranquille. Il est comme vous, il a besoin de repos, de beaucoup de repos.
- Comment va Dame Nirzz’Ultrina ?
La vieille elfe noire se rembrunit et après un moment d’hésitation répondit :
- Elle… Elle nous a quitté…
- Comment ça ? Elle est partie ?
L’ancienne déglutit puis lâcha un peu sèchement :
- Elle est morte ! Elle s’est donné la mort en s’égorgeant…
- Je… Je suis accablée de l’apprendre. Je vous prie…
- Ne dites rien ! la coupa l’éilistréenne. La Vierge Noire a préféré vous protéger, vous, et nous nous devons de respecter ce choix, même si…
- Même si… Vous le désapprouvez. C’est cela ?
La vieille tourna la tête et l’inclina vers le sol. Une longue minute de silence passa.
- Nirzz’ était comme ma fille, déclara la drow avec une voix chargée d’émotion. Je regrette juste que cela se soit passé ainsi…

Del’Viena regardait sans mot dire le profil parcheminé de la vieille disciple. Perdue dans ses souvenirs, elle poursuivit :
- Je suis la plus ancienne éilistréenne de ce Cercle, c’est moi qui aie accueilli Nirzz’ quand elle venait de fuir Ombreterre. Je la revois arriver, inanimée, dans cette hutte, comme si c’était hier. La pauvre petite, dans quel état elle était ! Elle avait d’abord été atrocement fouettée par la Mère-matronne de sa famille pour son manque d’enthousiasme dans l’adoration de Lloth, puis blessée par un élémentaire de pierre invoqué par des svirfneblins qu’elle avait eu le malheur de croiser en fuyant Menzoberranzan. Enfin, agonisante, morte de faim, de froid - c’était l’hiver, en surface -, elle avait quand même trouvé les ressources nécessaires pour échapper à une bande de chasseurs humains qui l’avait prise en chasse, non sans lui avoir préalablement transpercé l’épaule d’une flèche… On l’a retrouvée tôt un matin, juste à quelques pas de l’entrée du Cercle, son pauvre corps meurtri et presque gelé recroquevillé sur la flèche de chaleur qui signale par infravision la proximité de notre camp. On me l’a amenée, inconsciente et pratiquement morte, mais en dépit de tout pronostic, elle a survécu. Depuis, son dévouement à la Vierge Noire et ses qualités lui avaient permis de s’élever dans la hiérarchie de notre ordre, jusqu’à devenir le bras droit de la Grande Prêtresse. Je ne sais pas ce qui a pu la pousser à… La vieille voix s’enroua. … A ce geste…

Elle porta ses mains au visage, appuyant ses deux majeurs sur le coin de ses yeux pour contenir ses larmes. Gardant toujours le silence, Del’Viena posa sa main sur son bras.

- Puis-je vous demander une faveur ? demanda la vieille drow en tournant son visage ravagé par la peine vers la maîtresse des ombres.
- Bien sûr, j’en serais honorée, répondit spontanément Del’Viena. Dites-moi.

La vieille porta sa main à la bourse qui pendait à sa ceinture. Elle l’ouvrit et en sortit une pièce d’étoffe blanche tâchée de sang, roulée en chiffon. Elle la déplia soigneusement dans le creux de sa paume et en extrayait une chaînette en argent au bout de laquelle apparut un croissant de lune finement ciselé en pendentif - le symbole d’Eilistraë.

- C’était son pendentif. Je lui avais offert quand elle avait été ordonnée Haute Prêtresse. Je voudrais que ce soit vous qui le portiez à présent.
- Mais, c’est…
- La Déesse vous a accordé ses faveurs et je voudrais que ma Nirzz’ ne soit pas morte pour rien. En le portant vous continuerez d’honorer notre Protectrice et la mémoire d’une de ses plus grandes représentantes qui s'est sacrifiée pour vous venir en aide. S’il vous plaît… acheva l’ancienne en ouvrant le fermoir du bijou.

Pour toute réponse Del’Viena baissa la tête en lançant ses longs cheveux blancs en avant pour lui présenter son cou dénudé. La vieille drow lui mit le collier…




Del’ Viena salua encore une dernière fois Thrien’yhl au loin ; la vieille silhouette voûtée et décharnée par les âges de sa soignante se découpait toujours distinctement dans l’encadrement du portail d’entrée du Cercle. Daoud marchait à ses côtés, silencieux, affichant un air paisible et serein qu’elle ne lui avait pas vu depuis bien des lunes. Enfin, ils étaient libres… vraiment libres !
Mais à quel prix ? ! Avec un pincement au cœur, elle serra le pendentif éilistréen de la malheureuse Nirzz’ qu’elle portait désormais. Et pour combien de temps ? L’esprit maléfique de la sombre lame avait été chassé mais non détruit. Et le sorcier-lîche lui avait juré qu’il la retrouverait un jour pour se venger… Menace réelle ou ultime provocation d’un vaincu fou de rage ? Quelle que fût la réponse à ces questions, compte tenu des récents événements, elle n’avait qu’un devoir, qu’un espoir : vivre libre et heureuse avec son aimé !

L'ENFANT DE L'OMBRE (prologue)


Cela faisait déjà plusieurs nuits que la petite Del’Viena n’arrivait à s’endormir que lovée entre ses parents elfes dans leur lit. Elle avait commencé par s’agiter dès qu’on soufflait les bougies dans sa chambre, au coucher. Maintenant elle hurlait carrément de panique à leur extinction.
- Mais enfin, Del’, que t’arrive-t-il, ma chérie ? s’enquit sa mère.
- Les ombres, elles sont vivantes, elles bougent, Mère, je les vois. Et je crois pas qu’elles sont gentilles !
- Allons, mon enfant, c’est sûrement la lumière vacillante des bougies qui te donne cette impression, et avec ton imagination de petite fille tu te racontes de vilaines histoires. Il suffit que j’éteigne la lumière pour qu’elles cessent d’exister, tu sais bien.
Gloradriel se pencha sur la chandelle :
- Regar…
- Nonnnnn ! cria Del’Viena en bondissant de son lit pour sauter dans les bras de sa tutrice. Elles sont toujours là, je le sais, mais je peux plus assez bien les voir, c’est encore pire !
- Mais voyons, Del’, qui te dit qu’elles ne sont pas gentilles, si elles sont vivantes.
- Huhumm ! fit Aventhir, le père adoptif de la petite drow, en apparaissant dans l’embrasure de la porte.
Gloradriel se tourna vers son époux qui lui fit signe de la tête de le rejoindre.
Ils s’éloignèrent un peu dans le couloir.
- Ce n’est sûrement que le fruit de son imagination, mais je n’aime pas beaucoup ça, dit à voix basse Aventhir à sa femme. Si jamais, elle disait vrai, le peu que je sais sur les “ombres” n’a rien de rassurant.
- Mais…
- Je préférerais que tu ailles parler de ça au vieil Arhenir l’Erudit. Il saura certainement de quoi il en retourne et pourra nous rassurer.
- Tu crois vraiment que…
- Oui, ma tendre Gloradriel, avec Del’ nous ne pouvons nous permettre aucune négligence. Tu le sais bien.
- Oh que oui, mon époux. Parfois, je me demande si tu as bien fait de ramener cette enfant parmi nous, je me fais tellement de soucis pour elle. Quand je vois ce regard de haine qu’elle provoque chez tant des nôtres, alors qu’elle est si adorable, si affectueuse avec nous et tous ceux qui ont l’intelligence de passer outre leurs préjugés, j’en ai des frissons d’angoisse partout.
- Je sais, ma tendre amie, mais n’aurais-tu toi-même pas de haine vis-à-vis des drows si tu n’étais pas devenue sa mère ?
- Oui, sans aucun doute, reconnut Gloradriel dans un murmure. Jusqu’à mon dernier souffle je ne cesserais de t’aimer et de t’admirer pour avoir eu le cœur et le courage de la recueillir après ce que nous avions pourtant vécu. Je m’en étonne toujours, quand j’y repense. Quel merveilleux époux ai-je la chance d’avoir.
Ils s’embrassèrent tendrement, avant de s’apercevoir que la petite Del’Viena les regardait avec malice la main posée sur un montant de la porte.
- Et quelle merveilleuse petite curieuse nous avons la chance d’avoir pour fille ! s’esclaffa Aventhir en accueillant l’enfant dans ses bras. Si je comprends bien, nous servirons de nouveau d’escorte nocturne pour le voyage de mademoiselle aux pays des songes.
- Et vous…
-… N’éteindrez pas les bougies. Oui, on sait, sois tranquille, compléta en souriant sa mère.

L'ENFANT DE L'OMBRE (épisode 1)



Pensif, le vieil Arhenir faisait nerveusement les cent pas dans sa bibliothèque, la main gauche posée sur la hanche tandis que la droite lissait une barbe imaginaire du bout des doigts sur son menton glabre d’elfe.
Gloradriel, assise sur une chaise sans âge, le regardait aller et venir, inquiète mais n’en laissant rien paraître.
- Vous avez eu raison de venir me trouver, Dame Gloradriel. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un caprice d’enfant. Elle ne peut avoir réellement peur du noir, d’autant qu’elle est drow et que cette notion de d’obscurité totale n’existe même pas pour elle. Non, elle panique parce qu’elle distingue des ombres qui bougent. Et s’il s’agissait effectivement des “ombres” auxquelles je pense, ce serait très… ennuyeux. Mais les voit-elle vraiment ? Normalement, seul un long apprentissage permet ce genre de “prouesse”…
- Depuis, toute petite, elle sent peser sur elle des regards méprisants voire hostiles. Elle a très vite pris conscience de la haine diffuse qu’elle engendre et qui peut la mettre en péril à chaque instant.
- Je vois ce que vous voulez dire. Elle a été contrainte depuis toujours à développer un sens extrêmement aiguisé de l’observation, en toutes circonstances et en tout lieu.
- Oui, reconnut Gloradriel avec émotion. Elle est constamment sur ses gardes, sa vie dans notre communauté doit être un vrai calvaire. Souvent, je pense que nous n’aurions pas dû…
- En compensation, elle reçoit une chose merveilleuse, dont le concept même n’existe pas au sein de son peuple d’origine : l’amour, et la tendresse qui va avec. N’ayez aucun regret, elle ne pouvait être plus heureuse qu’avec vous, même si ce n’est toujours pas facile pour elle.
- Merci, vous n’imaginez pas quel soulagement me procure vos paroles, Messire Erhanir. Donc le contexte dans lequel évolue ma fille l’aurait poussée à développer un sens aigu de l’observation… mais les “ombres” ?
- A ce stade, je ne peux qu’émettre des hypothèses : un sens de l’observation hypertrophiée renforcé par la vision exceptionnelle des elfes - “noirs” de surcroît -, plus, vraisemblablement, un don inné qui ne demandait qu’à se révéler… Je pense que rien ne peut lui échapper visuellement quelles que soient les conditions de luminosité, et qu’inconsciemment, elle en est arrivée à distinguer jusqu’aux nuances entre la pénombre ordinaire et tout ce qui l’est “moins” à l’intérieur, dont les ombres.
- Et c’est “ennuyeux” donc…
Le vieil érudit s’éclaircit la voix.
- Oui, quand je dis ennuyeux, c’est même fort préoccupant, pour être exact. Les “ombres” dont il s’agit dans ce cas, ne sont généralement pas de très bonne “compagnie”. Pour tout dire la plupart sont plus ou moins malveillantes, ce sont des morts-vivants tout de même.
- Par Corellon ! s’écria Gloradriel affolée. Mais dans ce cas, nous devrions tous être affectés par leur présence, non ?
- Ce n’est pas si simple que ça, heureusement d’ailleurs ! En fait, elles ne font pas entièrement partie de notre plan et n’ont d’influence dans notre univers que dans la mesure où on les sollicite directement. Par la magie ou par la maîtrise de certains pouvoirs surnaturels qui peuvent s’y apparenter. Le problème que soulève votre petite Del’Viena est qu’en les percevant, elle risque d’attirer leur attention sur elle. Et je n’ose imaginer ce qui pourrait lui arriver si jamais les ombres prenaient conscience qu’elle les voit mais n’a pas le pouvoir de les contrôler…
- Que pourraient-elles lui faire ? interrogea Gloradriel avec angoisse.
Gêné, le vieil érudit se tourna vers une étagère surchargée de vieux livres et passa lentement l’index sur les couvertures séculaires.
- Je ne peux être certain de rien, mais le pire serait à craindre, hélas. Elles pourraient lui faire du mal, peut-être même la tuer plus ou moins directement ou…
- Ou ?
Soufflant sur le haut d’un ouvrage, qui provoqua un nuage de poussière, l’elfe vénérable se laissa aller à une quinte forcée. Il semblait vouloir éluder la question en gagnant du temps. Il se frappait la poitrine du poing en toussant comme un beau diable.
Gloradriel attendit patiemment que le calme revienne.
- Ou ? redemanda-t-elle.
L’elfe âgé soupira, résigné.
-… Ou “réveiller” en elle ses plus vils instincts… Sa nature drow d’une certaine façon !

à suivre…

L'ENFANT DE L'OMBRE (épisode 2)



Accablée par ce qu’elle venait d’entendre, Gloradriel ferma les yeux, baissa la tête et porta ses mains jointes à son visage. Le vieil Arhenir posa sa main sur son épaule.
– Allons, allons, ma chère enfant, ne dramatisons pas. Rien n’est encore arrivé d’irréversible à votre petite Del’Viena, n’est-ce pas ? Nous allons bien trouver une solution à son problème. Laissez-moi réfléchir quelques instants…

Sourcils froncés, le vieil elfe recommença à tourner en rond dans la bibliothèque, tapotant la pointe de son nez avec son index. Il marcha ainsi de long en large dans la pièce une bonne dizaine de minutes avant de s’arrêter soudainement. Gloradriel leva ses yeux humides vers lui.

– Mhmmm… Non ! marmonna-t-il, songeur, avant de reprendre sa marche exaspérante.

Un temps qui sembla infini à Gloradriel passa avant que l’érudit stoppe de nouveau sa course. Il regarda longuement la femme avant de se décider à parler.
– J’ai beau retourner notre “problème” dans tous les sens, je ne vois pas trente-six manières de le résoudre. Il faut d’abord déterminer ce que perçoit exactement votre fille et, si mon diagnostic se confirme, lui donner la possibilité de se défendre contre ces… choses ! En fait, je ne vois qu’une solution…

Gloradriel fixait le vieil elfe attendant avec impatience la suite.

– Oui, une seule solution, reprit-il. Del’Viena doit rencontrer au plus vite un Maître des Ombres !
– Mais je n’en connais pas, ne put s’empêcher de gémir Gloradriel.
– Ce n’est guère surprenant, ils sont rares et restent plutôt discrets sur leur “activité”. Mais, j’ai la chance d’en compter un parmi mes vieux amis.
– Oh, c’est merveil…
L’elfe vénérable la stoppa d’un geste de la main.
– Ne vous enthousiasmez pas trop vite, ma chère. Certes, je le connais. Bien même. Mais c’est justement pour cela que je préfère rester très réservé quant à son aide éventuelle.
– Vous craignez que ce problème ne dépasse ses compétences ? interrogea la mère de Del’Viena.
– Oh, pour ça non ! pouffa le vieil érudit. C’est sûrement l’un des Maîtres des Ombres les plus brillants que les elfes aient pu compter dans leurs rangs. Il s’est retiré à présent, mais du temps de sa splendeur, si j’ose dire, mieux valait l’avoir comme ami que comme ennemi ! Et c’est d’ailleurs à ce niveau-là que se situe toute la difficulté, ma chère enfant.
Gloradriel écarta ses sourcils, affichant son incompréhension.
– Vous allez tout de suite comprendre ! Cet homme a consacré la plus grande partie de sa vie à lutter contre les drows et à contrecarrer leurs plans contre notre communauté. Il fut un de nos espions les plus impitoyables et les plus craints par les elfes noirs, et il parait même que les mercenaires du Bregan d’Aerthe eux-mêmes n’évoquaient pas son nom sans éprouver un certain malaise. Les drows sont ses ennemis jurés ! Voilà notre gros problème.
– Tout est perdu, alors ? s’apitoya la tutrice de la petite drow.
– Peut-être pas… Le temps a pu atténuer sa haine des drows. Et il a toujours respecté un code de conduite très strict : “ne jamais devenir ce que l’on combat. Jamais !”. Il le répétait sans cesse. De plus, il déteste bien trop leur culture et leurs meurs pour accepter de leur ressembler : il n’a jamais pris plaisir à tuer, ni exécuté sans raison. Enfin, c’est un homme d’honneur et il m’est redevable. J’ai eu l’occasion de lui rendre un service vital, il y a fort longtemps, et il n’a jamais eu l’opportunité de s’acquitter de sa dette.
Je vais le contacter, sans lui dévoiler la nature de votre enfant, rassurez-vous. Et comme il ne lui viendrait jamais à l’esprit que des elfes puissent élever une… huhumm… Heu, nous verrons bien ce qu’il va dire dans un premier temps. En attendant, ne laissez sortir Del’Viena qu’en plein jour en la tenant éloignée des zones d’ombre et la nuit, elle doit rester au centre d’une pièce très éclairée sur une couche posée à même le sol.

à suivre…

L'ENFANT DE L'OMBRE (épisode 3)



Plusieurs semaines s’étaient écoulées quand, enfin, le jeune assistant d’Arhenir, se présenta sur le pas-de-porte de la maison des parents adoptifs de Del’Viena.
– Mon maître désire vous voir, Dame Gloradriel.
– Quand ?
– Dès que possible. Maintenant si vous le voulez.
– Le temps d’attraper ma cape et je vous suis.



– J’étais sûr que vous viendriez aussitôt, ma chère enfant, déclara le vénérable érudit en accueillant avec bienveillance Gloradriel dans son antre – l’antique bibliothèque qui lui servait de bureau, de chambre et, accessoirement, de salle d’audience.

Il enleva une imposante pile de livres qui s’étaient accumulés sur la vieille chaise depuis la dernière visite de la tutrice de Del’Viena.
– Je vous en prie prenez place, ma chère, proposa-t-il tandis qu’il déposait la lourde colonne d’ouvrages sur un pauvre guéridon vermoulu dont seule la magie aurait pu expliquer qu’il ne s’effondrât pas en poussière sous le poids. Seulement, il n’était pas mage…

D’un geste subtil mais anodin, Gloradriel fit voleter sa cape au-dessus de la chaise fraîchement libérée pour en écarter discrètement les restants de poussière, puis s’y assit avec une grâce toute elfique.

– J’ai une très bonne nouvelle, commença le vénérable érudit en brandissant une feuille de parchemin. Le Maître des ombres dont je vous ai parlé la fois dernière accepte de voir votre fille. Il est très sceptique sur la possibilité que quelqu’un puisse développer de façon innée une telle capacité. Mais justement cela pique sa curiosité.
– C’est une très bonne nouvelle en effet, reconnut avec soulagement Gloradriel.
– Et ce n’est pas tout, chère amie ! Il s’engage même par avance à enseigner le moyen de maîtriser ce don au cas, tout à fait “improbable” selon lui, où un tel prodige existerait.
– Formidable ! Je ne sais comment vous remercier, Messire Erhanir.
– Rendre le sourire à ce joli visage est une récompense plus que suffisante pour le vieil elfe que je suis, répondit-il avec un sourire. Mais il serait préférable d’attendre l’issue de cette rencontre avec cet elfe avant de nous réjouir, il reste un important “détail” à lui soumettre, ajouta-t-il prudemment.
La femme elfe acquiesça de la tête.
– Où et quand devons-nous le rencontrer ?
– Chez lui, à deux jours de marche d’ici. Il habite dans une petite maison sise sur le flanc d’une colline boisée. Il nous attend dans les prochains jours. Nous ne devrions pas trop tarder…
– Je file à la maison chercher Del’Viena et préparer quelques effets pour ce voyage et je reviens pour le début de l’après-midi. Cela vous convient-il ?
– C’est parfait ! Je vous attendrais avec impatience devant la maison. Pour une fois que j’ai une bonne raison de quitter ce vieux terrier poussiéreux ! badina le vieil elfe.




Le soleil approchait de son zénith lorsque, au bout d’une allée forestière qui serpentait depuis le pied de la colline, Arhenir, Del’Viena et sa tutrice aperçurent, entre les arbres, le modeste refuge du Maître des ombres.
Malgré la position haute dans le ciel de l’astre du jour, la cabane du propriétaire des lieux restait à moitié plongée dans une étrange pénombre, persistante et peu engageante.

Instinctivement, ils ralentirent l’allure et avancèrent silencieusement vers l’habitation, les sens aux aguets.

– Là, Mère, l’ombre bouge ! s’écria soudain la fillette en pointant du doigt une zone sombre sous l’avancée du toit. Ho, attention, elle se rapproche ! gémit-elle en se réfugiant dans la robe de Gloradriel.
Inquiète, celle-ci serrait l’enfant contre elle en scrutant vainement l’endroit qu’elle lui avait indiqué. Elle avait beau se concentrer de toutes ses forces, l’endroit lui paraissait aussi vide et dénué de mouvement qu’il fût possible.

– Impressionnant, vraiment très impressionnant, déclara une silhouette filiforme émergeant du néant de la pénombre.

L’apparition s’avança légèrement dans la lumière et baissa la capuche qui occultait son visage et sa longue chevelure grisonnante. C’était un elfe des bois, aux traits fins et anguleux marqués par le temps. Son regard d’un émeraude profond et quelque peu dérangeant, fixait avec une insistance curieuse Del’Viena.

– Bonjour à toi, Maître Sombrial, dit Erhanir. Tu nous as réservé un de ces accueils dont tu as le secret, je vois.
- Secret vite éventé, mon vieil ami. Ainsi, donc tu n’aurais pas exagéré en me parlant de cet enfant.
Le Maître des ombres jeta un dernier coup d’œil à l’un des anneaux de détection qui couraient sur ses longs doigts effilés…
– Hum, pas de trace d’une quelconque magie, bien. En tout cas, cette entrée en matière est pour le moins bluffante.
– Je ne suis pas connu pour parler à la légère, Sombrial, tu dois le savoir.
– Certes, certes… Approche, petite. N’aie pas peur, je ne te ferais aucun mal, invita le Maître des Ombre en se penchant vers l’enfant.
– Aucun mal, n’est-ce pas, Sombrial ? Tu le jures ?
– Mais bien sûr, enfin, quelle question, Erhanir ? ! Je le jure ! Depuis quand me suspectes-tu de vouloir du mal aux enfants ? Tu vas me vexer. Allez, petite, approche un peu que je vois à quoi tu ressembles.

Del’Viena quitta lentement le contact rassurant des vêtements de sa mère adoptive et se retourna vers l’elfe sylvestre. Angoissée, sa tutrice garda ses mains sur ses épaules et lança un regard interrogateur au vieil Erhanir. Celui-ci lui fit un signe de tête résigné et elle libéra l’enfant de son emprise.
Del’Viena s’approcha très très doucement de l’elfe à la peau cuivrée.

– Allons, allons, viens te dis-je, insista Sombrial, tu n’as rien à craindre puisque j’ai promis de ne te faire aucun mal. Et je tiens toujours parole, railla-t-il en adressant un clin d’œil amusé à Erhanir.

Il s’accroupit sur les talons pour se mettre à hauteur de la fillette et repoussa délicatement le haut de sa capuche.
– Voyons un peu la frimousse de cette petite mervei…
Il ramena vivement son bras vers lui. Si vivement qu’il bascula à la renverse. Il fixait avec une stupeur horrifiée la petite drow qui, effarouchée par l’effet qu’elle avait provoqué sur lui, s’était reculée d’un pas.
- Par Corellon, que veut dire cette mauvaise plaisanterie ? ! Retirez-moi vite cette… cette chose de devant moi ! s’emporta l’elfe des bois en s’emparant de sa dague et en la brandissant en direction de Del’Viena.
– Sombrial, rappelle-toi ta promesse ! intervint Erhanir qui tenait son bâton des deux mains, menaçant. Aucun mal !
– Espèce de vieux fourbe, quel est ce piège ? éructa l’elfe en jetant des regards anxieux dans tous les sens comme s’il s’attendait à voir surgir de toutes parts des hordes de drows.
– Il n’y a nul piège, mon vieil ami. Et nul drow dans les parages, si c’est ce que tu crains. Allez, calme-toi un peu et relève-toi !
– Et elle ? pointant la pointe de sa lame vers l’enfant. Qu’est-elle alors si ce n’est une…
– C’est une elfe… noire, répondit sur un ton affectueux, Gloradriel en caressant les cheveux blancs de sa fille, de nouveau réfugiée contre elle.
– Elfe noire… drow… Quelle différence ? rétorqua Sombrial sarcastique. C’est la même chose !
– Pas dans ce cas, Sombrial, pas dans ce cas, affirma calmement l’érudit.
– Ah ouais ?
– Del’Viena n’a jamais connu Ombreterre. Elle ignore tout de ses origines et de la sombre mentalité de son peuple. Elle a été élevée dans l’amour de ses parents et dans le respect de nos valeurs et traditions. Elle est des nôtres, Sombrial. C’est une elfe à part entière, comme toi et moi, sauf qu’elle est noire…
– Pfft ! Balivernes que tout ça ! Les drows sont maléfiques par essence et rien ni personne ne peut rien y changer ! Sauf votre respect Ma Dame. A la première occasion, elle se retournera contre vous, c’est dans leur nature. Et croyez-moi, j’en connais un bout sur ces verm… sur eux !
– Tu te trompes, je t’assure, Maître Sombrial. N’as-tu jamais entendu parler des éilistréennes ?
– Bien sûr que si, j’en ai même vu de ces illuminées, de loin. A danser et à chanter toutes nues sous le clair de lune. Pas déplaisant comme spectacle au demeurant, si on arrive toutefois à faire abstraction de leurs maudites origines ! Mais ce sont des folles ! Chez nous, les fous peuvent devenir méchants et dangereux, chez eux c’est le contraire : les fous deviennent parfois “gentils” et relativement inoffensifs. Enfin, je ne m’y fierais pas plus que ça quand même, ça reste des dingues ces éilistréennes !
– Ta haine des drows t’a rendu complètement aveugle mon pauvre ami, au point même de refuser d’admettre que tous n’étaient pas forcément mauvais !
– C’est toi qui deviens aveugle, vieux sénile, un bon drow est drow mort ! Et rien ne me fera changer d’avis ! Maintenant repartez, vous m’avez assez fait perdre de temps comme ça ! Allez ouste ! Du vent !
– Il me semble que dans ta lettre tu proposais un peu plus qu’une simple entrevue ?
– Quoi ? Tu n’imagines tout de même pas que je serais disposé à transmettre mon savoir à cette…
– Enfant, coupa sèchement Gloradriel.
– Si vous voulez, mais elle n’en reste pas moins drow à mes yeux ! Et il est hors de question que je forme un tel être ! Estimez-vous heureux que je la laisse repartir d’ici vivante. Croyez bien que c’est déjà une énorme concession de ma part et que bien peu de drows qui m’ont croisé ont eu ce privilège…
– Et si je refuse ce privilège justement ? déclara la tutrice de Del’Viena d’un ton neutre.
– Hein, quoi ? Que… voulez-vous dire ? bafouilla Sombrial.
– Simplement que je vous la confie et que si vous estimez qu’elle ne mérite ni vos leçons ni de vivre, eh bien, je vous autorise à mettre fin à ses jours.
Le Maître des Ombres regarda Gloradriel les yeux écarquillés et la bouche entrouverte dans une expression d’ahurissement absolu. Erhanir dont le bâton venait de tomber de ses mains affichait lui aussi un air tout aussi ahuri.
– Je… Vous… me confiez la drow… et si elle… vous acceptez… Je la tue ? Vous… vous… êtes folle !
– Non, confiante. Confiante dans les qualités morales de ma fille. Confiante dans l’intégrité de votre jugement.
– Après tout ce que je pense des drows ?
– Il n’y a que les idiots qui ne changent pas d’avis et d’après ce que je sais de vous, vous êtes loin d’en être un !
– Et si vous vous trompiez, pour elle ou pour moi ?
– C’est un risque que je prends par amour de ma fille ! Je préfère qu’elle périsse plutôt que de la voir souffrir ou mal tourner à cause des ombres.
Sombrial réfléchit en silence un long moment faisant aller son regard perçant de l’enfant à sa mère plusieurs fois de suite.
– Très bien, finit-il par lâcher, si c’est que vous voulez et si c’est ainsi je dois m’acquitter de la dette que j’ai envers toi, Erhanir… Mais je vous préviens une bonne fois pour toutes : je serais sans pitié avec elle. Et pour moi, elle ne sera jamais une enfant, mais une drow !
– A combien estimez-vous le coût de votre enseignement, Maître Sombrial ?
– Eh bien, nous verrons bien combien de temps elle survivra… répondit le Maître des Ombres d’un ton cassant.
– Soit ! Je vous ferais porter des affaires pour elle.
– Bon, la noiraude, suis-moi !
– Elle s’appelle Del’Viena, Sombrial ! Nous te confions une elfe noire, n’en fais pas une drow !
Le Maître des ombres s’empourpra et jeta un regard sombre à son ami.
– Tu as raison, Arhenir, c’est là son unique chance de survivre…

à suivre…

L'ENFANT DE L'OMBRE (épisode 4)



Le moment de séparation fut long et terriblement éprouvant, tant pour la petite Del’viena que pour sa mère. Gloradriel usa de toute son affection et de toute sa force de persuasion pour convaincre sa fille de rester avec le Maître des Ombres. C’est la mort dans l’âme qu’elle laissa, sur un ultime baiser, son enfant en pleurs à un individu qu’elle connaissait à peine et qui de surcroît lui avait fait part de sa haine viscérale des drows.

Gloradriel eut grand peine à retenir ses larmes quand elle et Arhenir perdirent de vue la demeure du Maître des Ombres. N’était-elle pas devenue folle en proposant ce compromis extrême ? Quelle absurde motivation l’avait-elle poussé à cela ? Et quelle réaction aurait son époux quand elle lui apprendrait les sinistres conditions qu’elle avait proposées pour obtenir l’éventuel apprentissage de leur fille unique ?
Le vieil elfe perçut le malaise de la jeune mère et se retint de lui avouer qu’il partageait largement ses doutes. Au contraire, il posa une main qu’il voulait réconfortante sur l’épaule de Gloradriel.
— Sombrial est un homme dur et peu commode, mais il est intègre et bienveillant. Je suis sûr qu’il reviendra sur ses sentiments et que tout se déroulera comme il faut.
— Vous croyez vraiment ? Vous pensez vraiment que ma décision était… raisonnable ? interrogea la jeune elfe au bord des sanglots.
— Pour être très honnête, ma chère enfant, je ne pense pas que j’aurais eu le courage de prendre une pareille initiative. Mais au fond de moi, je suis intimement persuadé que vous avez fait le choix qui s’imposait, aussi pénible soit-il.

En haut du chemin, la petite drow ne cessa de faire signe au revoir que lorsque disparut l’ultime parcelle de la silhouette de sa mère, son petit corps frêle encore agité de profonds sanglots. Derrière elle, le maître des ombres l’observait songeur et dubitatif. Il n’avait jamais eu l’occasion de voir et encore moins d’imaginer possible qu’un drow puisse pleurer de chagrin. Il avait bien sûr vécu ces jérémiades éperdues et fallacieuses d’elfes noires qu’il avait vaincus et provisoirement épargnés avant de mettre un terme définitif à leur sinistre existence parce qu’ils tentaient de le poignarder sitôt qu’il semblait baisser la garde. Mais la fillette ne paraissait pas jouer la comédie.
“Enfin, on ne sait jamais avec ces maudits drows !”

— Bon, la dr… gamine, tu cesses de geindre et tu me suis. Je vais te montrer “tes appartements” !
A contre cœur, Del’Viena se retourna, ses yeux gonflés d’avoir pleuré. Du revers de sa manche, elle essuya la morve de son nez tout en fixant sans ciller son nouveau Maître. L’elfe des bois soutint longuement son regard igné avant de sortir de ses gonds exaspéré :
— Tu commences fort, on dirait. Je te préviens pour cette fois, et ce sera la seule ! Alors, petite “morveuse” ouvre bien tes vilaines petites oreilles noires : ne t’aventure pas à jouer ce genre de petit jeu avec moi ou il t’en cuira !
Lentement Del’Viena baissa les yeux… Avant de les rouvrir dans un large sourire prenant au dépourvu son Maître qui, ne sachant qu’en penser, préféra tourner les talons et se diriger vers sa maison.
“Continue de me provoquer et tu verras bien ce qui t’arrivera, sale petite peste !”



— Tu vas être bien ici. C’est presque ton élément originel, ton “chez toi”, cette belle cave creusée à même la roche ! Tu vois, je fais un effort ! Je m’étais donné la peine de préparer une chambre “convenable” pour une elfe au cas où… Mais comme tu es une elfe “NOIRE”, tant pis pour la jolie chambre qui sent bon la forêt, je m’adapte… en t’offrant cette magnifique petite caverne qui fleure bon la moisissure, rien que pour toi, railla le Maître des Ombres.
Du plat de la main, il arracha une toile d’araignée dont la velue occupante tomba au sol. Il l’écrasa avec insistance sous la semelle de sa botte en regardant la petite drow d’un air navré.
— Ho, zut ! Quel maladroit je fais ! Je crains d’avoir marché sur une de tes futures amies.
L’enfant haussa les épaules.
— Vous pouvez continuer d’être maladroit si vous voulez, messire, je déteste ces bêtes-là !
De nouveau déconcerté par la réaction de la petite drow décidément bizarre, Sombrial secoua la tête. Puis, il s’engagea dans l’escalier de pierre taillée.
Il s’arrêta à la seconde marche et dit sans prendre la peine de se retourner :
— Encore une chose, morveuse, tu m’appelles Maître ! Et évite pour ton bien que j’ai à te le rappeler ! Maintenant tu peux t’installer, il y a un vieux coffre dans un coin pour tes affaires.
Sa longue silhouette disparut dans l’étroit boyau de roche qui faisait office de cage d’escalier.

De retour dans la pièce principale, Sombrial lança une incantation rapide. Une immense masse sombre éthérée apparut et prit rapidement une forme instable et vague d’humanoïde. Entouré d’une aura de froid virtuel, l’être vaporeux aux contours spectraux s’inclina.
— Je suis à vos ordres, Maître, déclara l’ombre invoquée dans ce qui s’apparentait à un chuchotement désagréablement sifflant.
— J’ai une “petite” mission pour toi, annonça le Maître des Ombres en affichant un étrange sourire.

à suivre…

L'ENFANT DE L'OMBRE (épisode 5)



— Voila bien longtemps que vous ne m’aviez convoqué, Maître, dit le seigneur des ombres appelé de son timbre chuintant. Auriez-vous repris du service ?
— Pas exactement, vieille branche ! Mais tu ne seras pas entièrement dépaysé puisque l’objet de ta mission concerne une drow.
— Ah ? Une prêtresse de la Velue a découvert votre refuge et vous contraint à sortir de votre retraite ?
— Non, heureusement. Juste une sale petite noiraude sur laquelle j’aimerais avoir ton avis avant de décider ce que je dois faire d’elle.
— Et où se trouve cette “charmante créature”, Maître ? demanda l’âme damnée de l’ancien paladin.
— Ici même, dans la cave ! répondit le Maître des Ombres devinant derrière les volutes approximatives l’expression d’étonnement de son ancien complice éthéré. Oui, aussi étrange que cela puisse paraître on me l’a “confiée” !

Le Maître des Ombres raconta à son immatériel frère d’arme les circonstances et le déroulement de la venue de Del’Viena chez lui.

— Très surprenant et très courageux de la part de cette femme, mais aussi de votre part, Maître. Quant à la drow, sa réaction vis-à-vis de l’araignée est pour le moins inattendue. Soit elle cache bien son jeu, soit effectivement elle n’a pas été pervertie par le culte de la Reine Araignée.
— Je ne sais pas encore à quoi m’en tenir sur elle. Incontestablement elle a la fierté et l’espièglerie des femelles de sa race, mais je ne perçois pas chez cette gamine cette fourberie cruelle et malveillante habituelle chez les siennes, reconnut le Maître des Ombres s’adressant autant à lui-même qu’à son serviteur du plan de l’ombre. Mais nous allons la percer à jour sans tarder ! Tu vas déjà vérifier si elle vous voit bien, tes semblables et toi. Et la surveiller, voir comment se comportent tes congénères vis-à-vis d’elle. Et, uniquement si cela s’impose et en vaut la peine, la protéger.
— Il sera fait selon vos souhaits, Maître Sombrial, dit le seigneur des ombres en s’inclinant.
— Je vais lui porter à manger, commence ta mission dès que j’aurais quitté la cave.


A la lueur d’une torche inaccessible pour elle, Del’Viena grignotait du bout des dents le biscuit elfique que lui avait apporté son nouveau maître. De ses grands yeux pourpres, coulaient le long de ses joues d’ébène, des larmes de tristesse.
Généralement indifférent aux sentiments des vivants, et des drows en particulier, le seigneur des ombres, tapi dans les profondeurs du tunnel de marches, l’observait avec attention et commençait bizarrement à éprouver une forme de gêne. Le fait qu’elle ait répondu à son maître dans un elfique aussi parfait que lui permettait son âge était la première singularité qui l’avait troublé chez elle. Difficile en effet d’imaginer qu’une toute jeune enfant pût à ce point tricher.

Elle mangea ainsi longuement son biscuit, le regard entièrement focalisé sur sa nourriture. On n’avait l’impression qu’elle tentait de repousser le moment inéluctable où elle devrait regarder autre chose que la maigre mais nourrissante pitance que lui avait donnée Sombrial. Puis, après avoir soigneusement ramassé du bout de ses petits doigts, avec un zèle excessif, les miettes tombées sur sa robe, elle leva finalement les yeux…

Elles étaient là ! constata l’envoyé du Maître des ombres. Et regardaient la petite drow la tête légèrement inclinée en signe de soumission. Ainsi, les autres ombres la percevaient bel et bien et lui reconnaissaient le pouvoir de les voir et donc de les maîtriser… pour l’instant. Incontestablement la fillette courait un grand danger ! Dès que ces âmes tourmentées et malveillantes prendraient conscience que sa seule faculté était de les voir, son sort en serait jeté.
Pour le moment n’étaient présentent que des ombres mineures à l’intelligence très limitée, mais dès que surviendrait un seigneur de ce plan les simples apparences voleraient en éclats.

Silencieuse, les yeux fixés sur le groupe d'ombres dans une expression triste et inquiète, qui heureusement lui donnait un air sévère, l’enfant se recula sur sa couche pour venir s’adosser contre la paroi de pierre.
Deux longues heures passèrent avec pour seul accompagnement le crépitement sourd et l’ondulation lumineuse de la torche. Del’ Viena commençait à accuser la fatigue et ses paupières tombaient de plus en plus fréquemment.
Finalement sa petite tête roula sur son épaule et elle glissa doucement le long du mur jusqu'à sa couche.
A moins d’avoir un fidèle serviteur parmi elles, un maître des ombres aurait préalablement éloigné ces créatures de lui avant de s’endormir ou se serait arrangé pour ne pas laisser de zones d’ombre parvenir jusqu’à lui. Mais la gamine n’était pas un maître, pas même une apprentie…

Certaines des ombres à l’aura psychique particulièrement ténébreuse glissèrent vers la fillette endormie et vulnérable. Les plus téméraires se penchèrent sur Del’Viena…
L’ancien paladin ne put s’empêcher de frissonner mentalement. L’effroi que provoquait le contact avec l'aura de ces entités, dont il faisait partie depuis… Il ne savait même plus, aussi bouleversant qu’il fût n’était rien en comparaison du poison psychique qu’elles pouvaient distiller dans un esprit aussi vulnérable que celui d’un enfant. De sa cache, il entendait déjà leurs murmures vénéneux et voyait la petite commencer à s’agiter sur sa couche.
“Ce n’est qu’une elfe noire, après tout…”

à suivre…

L'ENFANT DE L'OMBRE (épisode 6)



— Disparaissez, misérable engeance ! cria le seigneur de l’ombre qui venait de faire irruption dans la cave depuis le plan des ombres. Cette enfant est pour moi ! C’est ma proie !
Les ombres mineures s’écartèrent à contrecœur de l’enfant drow, dans un feulement sourd de dépit.

— Voilà qui pourrait bien me faire retrouver les “bonnes grâces” de Baine, souffla l’ombre majeure en contemplant l’enfant, le regard chargé d’avidité malsaine.

L’ancien paladin éthéré reconnut l’ignoble timbre chuchoté de Ghorrik, l’âme damnée et dépravée d’un sinistre chevalier noir et serviteur banni du dieu de la Haine. Comme un certain nombre de traîtres à leur culte, il devait sa condition de mort-vivant à un châtiment divin. Baine avait condamné ce disciple, parmi ses plus fidèles pourtant, à l’avilissante nature d’ombre errante pour l’éternité. L’abject personnage avait en effet attiré sur lui l’ire de son Dieu Noir en profanant de la plus ignominieuse des façons le sépulcre et la dépouille d’une de ses anciennes maîtresses… Il l’ignorait certe, mais même pour Baine, ce genre de fidèle, d’une perversité aussi maladive qu’incommensurable, se devait parfois également de réfléchir avec son… cerveau !

— Pfsss ! Je ne sens pas en toi la douce noirceur d’âme des tiens, chuchota la méprisable entité en passant ses mains immatérielles sur la tête de l’enfant. Qu’à cela ne tienne, je vais m’en charger et faire de toi l’instrument sanguinaire et maléfique de ma réhabilitation.
— Dégage Ghorrik, laisse cette enfant tranquille, elle appartient à mon maître ! lança l’ancien paladin en émergeant à son tour du fond de sa cachette.
L’ombre d’une noirceur extrême de l’ex-chevalier noir tourna lentement la tête vers l’autre seigneur de l’ombre.
— Tiens donc, Bretan, le restant d’âme de paladin parjure ! Le remords de tout le sang drow qu’il a versé rongerait-il à ce point ton maître qu’il perde le peu de temps qu’il reste de sa misérable existence à tenter d’éradiquer le mal chez une petite femelle de la race maudite ?
— Il suffit de te voir, Ghorrik, pour se rendre compte que la pire des pourritures n’épargne aucune race ! Et que les drows ont au moins l’excuse de leur sinistre culture pour expliquer leur perversion… Maintenant dégage avant que je ne m’énerve !
L’infâme seigneur de l’ombre savait que l’ancien paladin, même devenu ombre, avait, face à des entités mortes vivantes comme lui, toutes les chances de le repousser voire de le détruire. Aussi, tout aussi lâche que fourbe, ainsi qu’il l'était déjà de son vivant, il se décida à regret de renoncer à sa proie.
— J’espère être là quand le mal se réveillera chez cette drow et qu’elle tuera ton vieux maître dans d’ignobles souffrances, telles que seules les drows en sont capables ! Je me languis déjà de ce savoureux spectacle ! dit l'hideux seigneur de l'ombre avant de s’éclipser dans l’autre plan sur un rire mauvais.

Le seigneur Bretan décida de veiller Del’Viena jusqu’au retour de son Maître. “Je ne sens pas en toi la douce noirceur d’âme des tiens” avait reconnu spontanément l’ignoble désincarnation de l’ancien bainite. Ce constat d’un “expert” en la matière l’avait poussé à réagir en se portant au secours de la petite drow. Cependant la prédiction de ce même expert sur le réveil du mal chez elle n’avait de cesse de l’interroger sur le bien-fondé de son intervention.
Il regarda l’enfant. A présent, elle semblait dormir d’un sommeil paisible. Il est vrai qu’on disait des drows qu’ils ne rêvaient pas. Mais, en dehors du fait que sa peau était d’un joli noir satiné, elle avait tous les traits agréables d’une elfe blanche. Son visage ne portait aucune des expressions dures et cruelles que l’on trouvait dès le plus jeune âge chez les drows d’Ombreterre. Au contraire, elle arborait même dans son endormissement un faible sourire, empreint d’une tristesse sûrement circonstancielle.

Finalement, celui que cette enfant pourrait réhabiliter, c’était peut-être lui, le paladin indigne…




Le cliquetis de la serrure de la cave tira le seigneur de l’ombre de ses réflexions et Del’Viena de son sommeil. Tandis que l’enfant s’étirait en bâillant, l’ombre invoquée glissait jusqu’à son maître.
— Bonjour, vieille branche, la salua Sombrial. Notre petite “pensionnaire” est-elle toujours de ce monde ?
— Pas grâce à vous, en tout cas, ne put s’empêcher de répondre le seigneur de l’ombre.
Estomaqué par la réplique cinglante de son propre serviteur, le Maître des ombres manqua de rater une marche.
— Que me vaut la hardiesse de cette remarque, ombre ? questionna, furieux, Sombrial, en employant l’appellation la plus vexante qui soit pour l’ancien paladin.
— Je suis désolé, Maître, mais sans ma présence, je n’ose imaginer ce qu’il aurait pu advenir de l’enfant, continua d’un ton plus mesuré le serviteur.
— Et n’était-ce pas précisément la raison pour laquelle je t’avais missionné, Bretan ? Que c’est-il passé ? Parle !
Le seigneur de l’ombre narra dans le détail les événements de la nuit à son maître et lui livra ses impressions et ses interrogations.
— Hum, sa nature de drow attire inévitablement un certain nombre d’êtres peu recommandables, constata Sombrial sur un ton redevenu plus amical.
— Mais eux comme nous, ne retrouvent pas chez elle, ce qu’ils s’attendent ou espèrent trouver…
— Effectivement. Si cela peut te soulager, vieille branche, je pense que tu as eu raison d’intervenir contre cette ignominie de Ghorrik. Maintenant, retourne auprès d’elle. Je vais lui chercher à manger.




Le Maître des ombres arriva dans la cave chargé d’un petit plateau où se trouvaient un bol fumant et un quignon de pain.
— Alors, la morveuse, bien dormi ? lança-t-il à la fillette en posant le plateau sur un tonnelet près d’elle.
— Ça vous intéresse vraiment, Maître ? se contenta de répondre Del’Viena, non sans insister ironiquement sur le dernier mot.
Piqué au vif par le ton de la gamine, Sombrial répliqua sèchement :
— Bien sûr que non, morveuse ! Mais moi au moins, j’essaye d’être poli !
La petite drow haussa les épaules et attrapa son bol.
— Je sais que vous m’aimez pas pasque je suis drow. Mais je vous en veux pas, vous savez, c’est normal, déclara d’un ton neutre Del’Viena avant de boire une gorgée sans même vérifier la nature du contenu ce qui sidéra aussi son interlocuteur.
— Mais… ?
— Mes parents m’ont expliqué que les elfes qui ont la peau noire vivent dans un pays sous terre où il n’y a jamais le soleil et ça les rend très très méchants. A force, leur peau est devenue comme leur âme, toute noire ! Et comme ça, ça permet aux gens gentils de reconnaître les elfes qui sont méchants quand ils sortent de leur cachette.
— Tu es une méchante alors ?
— Bah, j’espère pas, non, répliqua avec vigueur l’enfant. Mais on m’a dit que quand les parents sont noirs alors les enfants aussi, même s’ils sont pas encore devenus méchants. Et que malheureusement cette couleur ne s’en va pas, même si on est gentille et bien sage et qu’on vit longtemps dans le pays sous le soleil.
— …
— Mon papa, qui est avec ma maman l’elfe le plus gentil du monde, me répète tout le temps qu’il ne faut pas en vouloir aux gens qui m’aiment pas ou qui ont peur de moi pasqu’ils peuvent pas deviner que je suis pas une méchante elfe. Des fois, je rêve qu’à force d’être gentille ma peau redevient blanche comme celle des autres gentils elfes.

Le Maître des ombres vint s’asseoir au côté de la fillette, terriblement secoué par ses paroles d'une naïveté tellement touchante et si bouleversante, il baissa la tête et commença à sangloter sourdement…
Tout ce à quoi il avait cru pendant des années, des siècles même, venait de s’écrouler. Toutes ses convictions, toutes ses croyances, tout son système de valeurs, tout cela avait reposé sur un a priori, une idée fausse, un mensonge éhonté que par bêtise ou lâcheté, peut-être les deux, il n’avait jamais remis en cause. Il avait fallu qu’il croise la route de cette enfant pour que la vérité le rattrape enfin et lui balance à la figure son abyssale médiocrité d’âme !
— Tu pleures, Maître ? demanda Del’Viena en se penchant pour regarder par en dessous le visage de Sombrial.
En dépit de l’évidence, l’elfe des bois secoua négativement la tête.
Un long moment passa dans un silence pesant.
— Je suis désolée, Maître. Je ne voulais pas vous faire de peine, déclara la gorge nouée la petite drow.
Le Maître des ombres releva la tête et se tourna vers la fillette. Son visage était rouge et humide, ses yeux encore larmoyants, mais il affichait une expression rayonnante de soulagement immense et s’inclina reconnaissant devant l’enfant étonnée.
Il se releva et tendit sa main vers Del’Viena.
— Viens, petite elfe, je vais te conduire à ta chambre.
— Celle qui sent bon la forêt, Maître ? demanda la petite drow toujours surprise par le changement d’attitude de son maître.
Il opina de la tête avec un sourire bienveillant. Ravie, elle lui saisit la main et se leva.
— Accorde-moi encore une faveur, petite elfe. Ne m’appelle plus Maître, mais Maître Sombrial car à partir de cet instant, je suis celui qui va t’apprendre à ne plus jamais craindre les ombres !

à suivre…

L'ENFANT DE L'OMBRE (épisode 7 - Epilogue)



Quelques semaines plus tard, Gloradriel, de nouveau accompagnée du vieil Erhanir, revit, non sans une certaine appréhension la modeste demeure du Maître des ombres au bout du chemin.

Cette fois, Sombrial sortit pour aller à leur rencontre sans user de ses talents de camouflage.
— Où est Del’Viena ? interrogea aussitôt la jeune femme.
— Bonjour, Dame Gloradriel, répondit calmement l’elfe des bois.
— Elle est où ? ! insista la mère adoptive de la petite drow, nerveuse.
— Mais devant vous, ma chère !
Tout sourire la fillette émergea des ombres de l’avancée du toit qui semblèrent s’écarter pour la laisser passer et se précipita dans les bras de sa mère. L’elfe la serra très fort contre elle et l’embrassa avec un mélange de soulagement et de bonheur intense.
— Del’, ma belle ! Quel bonheur de te retrouver, lui murmura-t-elle en caressant sa chevelure blanche et soyeuse. Tu vas bien ?
— Ho oui, mère ! Maître Sombrial a été très gentil et m’a appris plein de choses. J’ai même plus peur du tout des ombres, tu sais.
— Ça serait plutôt l’inverse maintenant, ajouta en souriant Sombrial.
La mère étreignit encore une fois Del’Viena et l’embrassa tendrement sur le front avant de la reposer à terre.
— Bonjour, Maître Sombrial. Pardonnez mon impolitesse et mon impatience, mais je…
— Ne vous excusez pas, je comprends tout à fait votre inquiétude. J’en suis entièrement responsable. D’ailleurs, c’est moi qui vous prie de bien vouloir pardonner mon attitude et mes propos lors de notre première rencontre. Et qui vous remercie du fond du cœur de m’avoir courageusement donné l’occasion de libérer le vieil elfe stupide et borné que j’étais de son absurde carcan de certitudes imbéciles.

Il tendit sa main vers Gloradriel qui y déposa la sienne. Alors, il la porta à ses lèvres en s’inclinant respectueusement et lui fit le baisemain.

— Mon vieil ami, je te salue à mon tour et tu me trouves ravi de voir revenu à de bien meilleurs sentiments, dit Erhanir.
— Tu avais raison, sage Erhanir, et le vieux sénile c’était bien moi ! Pardonne-moi aussi mon comportement ingrat à ton endroit. Je crains malheureusement de t’être toujours redevable et maintenant, plutôt deux fois qu’une. Car c’est vous deux, enfin vous trois (il adressa à un clin d’œil complice à la petite drow) qui m’avez rendu un immense service !
Puis, leur indiquant la maison :
— Maintenant, nous pourrions poursuivre notre conversation devant une bonne tasse de thé bien chaud. Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer…

Spontanément, Del’Viena glissa une main dans celle de sa mère et de l’autre attrapa celle de son maître. A leur suite, Erhanir ne put s’empêcher de secouer la tête de contentement amusé.



— Nous vous remercions pour cet excellent thé, Maître Sombrial, mais si nous voulons être de retour à notre auberge avant la nuit, il nous faut prendre congé, annonça Gloradriel en reposant délicatement sa tasse devant elle. Combien vous dois-je pour Del’Viena ?
— Vous vous moquez, depuis quand rétribuez-vous les gens à qui vous rendez service ? gloussa le Maître des ombres. Je vous l’ai dit, en me confiant votre fille, vous m’avez rendu un immense service. La confiance qu’en dépit de tout vous avez eu le courage de placer en moi est de loin le plus grand don qu’on ne m’ait jamais fait et vous en avez ma reconnaissance éternelle. D’ailleurs, il y a quelqu’un dont je me dois aussi de vous témoigner l’infinie gratitude.
Les sourcils de la jeune elfe se haussèrent, interrogateurs.
— Vous avez sauvé la noble âme d’un paladin, anciennement punie par son dieu pour un acte grave de lâcheté envers son dogme. En protégeant courageusement Del’Viena à plusieurs reprises, pendant son apprentissage ou son repos, de certaines entités particulièrement dangereuses et maléfiques de l’ombre, le temps que votre fille acquiert les connaissances nécessaires à sa sauvegarde, cet être durement châtié s’est racheté auprès de sa divinité. C’était un vieux et fidèle compagnon d’arme et le savoir, grâce à vous, connaître enfin un repos digne et mérité me comble de joie, même si je regrette notre séparation définitive. L’homme qui partage votre vie et l’enfant que vous chérissez peuvent être fiers de vous avoir pour épouse et pour mère car vous êtes une femme exceptionnelle, Dame Gloradriel ! Je serais un peu moins vieux ou beaucoup plus jeune, je les envierais, croyez-moi !
— Quitte à être un horrible petit… drow ? demanda, non sans malice, la jeune mère.
— Quitte à être un adorable petit elfe… noir, oui ! s’esclaffa Sombrial en ébouriffant joyeusement les cheveux neige de la petite drow qui était assise sur un tabouret entre sa mère et son maître.



Juste avant qu’ils ne prennent le chemin du retour, Sombrial, qui venait de faire ses adieux à la petite Del’Viena, presque aussi émue que lorsque sa mère l’avait laissée ici quelques semaines auparavant, s’approcha de Gloradriel et lui dit à voix très basse :
— Votre fille a un don extraordinaire et fera, si les dieux le veulent, une grande Maîtresse des ombres. Mais la maîtrise de cet art demande une certaine maturité et je m’en remets sans hésitation à vous, sage Gloradriel, pour décider du moment opportun de remettre ce carnet à Del’Viena.
Il glissa dans la main de l’elfe, un petit livret à la couverture éculée.
— Vous avez là, le fruit de toute une longue carrière passée dans l’ombre. Prenez-en soin !
— Je ne peux accepter un tel présent, Maître Sombrial, murmura à son tour Gloradriel en tentant de rendre l’ouvrage. Peut-être que Del’ reviendra vous…
— Ma chère enfant, l’interrompit l’elfe sylvestre, je ne suis plus tout jeune, même si j’espère avoir encore quelques belles décennies devant moi. Mais d’ici que votre fille soit prête, qui sait ce qu’il sera advenu de moi et je tiens à ce que ce soit à elle que revienne ce recueil de tout ce que devrait savoir un Maître des ombres digne de ce nom.
De plus, ce qu’il me reste à vivre, j’aimerais le passer aux services des Eilistréennes. Je dois bien ça aux drows qui sont du “bon côté” et que j’ai si longtemps stupidement ignorés. Grâce à vous, mais surtout à Del’Viena, je sais que cela existe et j’aurais bien du mal à me convaincre que je ne me suis jamais trompé sur la nature réelle de tous ceux que j’ai pu occire.
Où vais-je rencontrer un de leurs cercles qui m’acceptera ?
Enfin, belle Gloradriel, élever une enfant drow dans une communauté elfique n’a pas dû et ne sera jamais simple, je le crains. Bon nombre d’entre nous, et je suis, honteusement, bien placé pour en parler, n’admettra jamais qu’une elfe noire puisse être autre chose que maléfique et je redoute pour vous qu’il ne vous faille changer de lieu de résidence régulièrement et brouiller les pistes pour le bien de votre fille. Où serez-vous vous-même quand le moment sera venu pour elle ? Vous voyez, l’emporter maintenant, c’est encore ce qu’il y a de mieux.
Dans un battement de paupière reconnaissant, la mère de la petite drow glissa soigneusement le précieux manuscrit dans une de ses poches.
— Merci pour tout, Maître Sombrial, vous pouvez compter sur moi. Adieu. Que Corellon guide vos pas et vous protège.
— Vous aussi, Dame Gloradriel, vous aussi. Adieu.
Elle serra vigoureusement l’avant-bras de l’elfe des bois, puis rejoignit le vieil érudit et sa fille et ils se mirent en chemin.

LA MARQUE D’EILISTRAEE (1)


Del’Viena flânait indolemment sur le port de Luskan, respirant avec délices les embruns maritimes, tandis que dans le ciel, festonné de nuages épars, les mouettes tournoyaient en lançant leurs cris aigus et lancinants.
— J’ai un message pour vous, lui annonça une voix derrière elle, dans un elfique approximatif.
Del’Viena sursauta, portant machinalement ses mains vers ses hanches où étaient suspendues ses rapières.
— Inutile de vous affoler ma sœur, si j’avais eu l’intention de vous tuer vous seriez déjà morte.

Bien que vexée et furieuse après elle-même de s’être ainsi laissée surprendre, elle sourit intérieurement. Nombre de fois elle avait, elle aussi, prononcé avec un mélange de fierté et de délectation cette phrase déstabilisante. A présent, c’est elle qui ressentait cette sensation désagréable qui oscillait entre la vexation et le soulagement et qu’elle avait si souvent infligée avec espièglerie. C’était effectivement beaucoup moins amusant à subir qu’à faire subir.

Elle se retourna lentement et fit face à la personne qui venait de réussir cet exploit, certes instructif, mais qui aurait pu lui être fatale. Sa mystérieuse interlocutrice était tout de blanc vêtue et une profonde capuche masquait son visage.
Cette fois, celle-ci s’exprima par signes… drow !
— La vénérable Thrien’yhl du Cercle des Eilistréennes souhaiterait vous voir, elle a des choses importantes à vous dire.
— Très bien, dites-lui que je viendrais lui rendre visite d’ici quelques jours, lui répondit également par signes la Maîtresse des ombres.
La messagère eilistréenne acquiesça de la tête et, sans rien ajouter, repartit dans le même silence absolu que celui de sa venue, laissant Del’Viena à ses réflexions.
Que pouvait bien vouloir lui dire de si important la vieille drow qui l’avait soignée au Cercle des Eilistréennes ? S’il s’était s’agit de l’arme maléfique ou du sorcier-lîche, le message n’émanerait pas d’elle, mais des autorités eilistréennes… Ce n’était donc pas pour ça. Peut-être quelque chose concernant le pendentif de Nirzz' qu’elle lui avait donné ?…
Del’Viena haussa les épaules et se dit qu’il était inutile de se lancer plus avant dans les supputations hasardeuses et que la meilleure façon de le savoir était encore d’aller voir la vieille femme.



Lorsque Del’Viena franchit les portes du Cercle, la vieille drow l’attendait déjà. Le vieux visage parcheminé de Thrien’yhl s’éclaira d’un sourire radieux en la voyant arriver.
— Ma chère petite, te voilà enfin. Les gardes m’ont prévenue de ton arrivée prochaine.
— Ah ? fit la Maîtresse des ombres en fronçant les sourcils.
— Rassure-toi, elles ne t’ont repérée, que fort tardivement, et parce qu’elles savaient qu’une Maîtresse des ombres devait venir ici. Peu de personnes peuvent se targuer d’approcher si près que toi notre sanctuaire sans être découvertes.
Thrien’yhl prit Del’Viena par le bras.
— Viens, nous allons à ma hutte. J’ai préparé une collation pour toi, ma chère petite fille.



Del’Viena souffla sur le bol d’infusion brûlant que lui avait servi son hôte. En dépit de sa forte odeur de champignon presque écœurante, le breuvage était délicieux.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda la jeune drow.
— Hé, hé ! Ça te plaît ? Nirzz’ en raffolait. C’est une vieille recette de chez nous, à base de champignons. Bien sûr, ce n’est qu’une adaptation, car on ne trouve pas en surface les mêmes variétés qu’en Ombreterre. Mais ça s’en rapproche pas mal, j’en suis assez fière.
Del’Viena éloigna le bol de ses lèvres et jeta un regard suspicieux sur son contenu.
— Ah oui, c’est vrai, tu n’as pas connu Ombreterre, ou si peu ! Mais n’aie crainte, tu ne deviendras pas une “vilaine” drow en en buvant, gloussa la vieille femme.
La Maîtresse des ombres fit la moue et ramena lentement le bol à sa bouche. Elle s’en voulait presque d’avoir spontanément trouvé ça bon. Est-ce qu’un elfe “normal” pourrait trouver ça bon aussi ?
— Tu as dû te demander quelle était la chose importante que je voulais te dire, j’imagine. Tu as peut-être supposé aussi que de te voir me rappellerait combien ma Nirzz’ me manquait cruellement et pourtant, je t’ai fait quérir.
Le nez dans son bol, Del’Viena opina de la tête.
— C’est vrai, te voir aurait pu rester un supplice, mais plus maintenant, au contraire, ma chère petite fille. Tu vas bientôt comprendre…
Sur cette dernière parole, la vénérable drow retira une tapisserie, représentant une scène nocturne à la gloire d’Eilistraée, d’un coffre qu’elle recouvrait en grande partie. Celui-ci était richement sculpté de motifs sylvestres, de facture elfique incontestablement.
En le découvrant, Del’Viena repensa aussitôt avec une profonde tristesse qu’elle avait connu ce genre de mobilier finement ouvragé durant toute son enfance… Chez ses parents adoptifs.
La vieille ouvrit le coffre et en sortit précautionneusement une sorte de livre à la couverture pourpre. Elle revint vers Del’Viena et lui tendit l’ouvrage. La Maîtresse des ombres déposa son bol à côté d’elle et saisit l’objet.
— De quoi s’agit-il ?
— J’ai retrouvé ça dans les effets de Nirzz’, c’est son journal personnel, je pense qu’il devrait t’intéresser. Lis, tu verras.
— Mais je…
— Si je te le propose, c’est que tu peux le faire, voyons !
Del’Viena ouvrit soigneusement le manuscrit. Il était écrit en drow dans une calligraphie belle et appliquée. Elle commença à le parcourir, lentement au début, le temps de se familiariser avec l’écriture manuscrite de Nirzz’.

Citation :

“Que n’ai-je donc fui plus tôt retrouver mes sœurs à la surface. Que de temps perdu dans la sombre, l’absurde, la répugnante Ombreterre et son “joyau” maléfique, Menzoberranzan, livré au règne ignoble et aux caprices insupportables d’une déesse monstrueuse et de son clergé de femelles fanatiques, bouffies d’orgueil et de perfidie.”

— Va directement à la page où j’ai glissé la plume de corbeau, vers la fin, lui indiqua Thrien’yhl.
Del’Viena repéra la petite pointe de duvet noir qui dépassait du journal et s’y rendit.

Citation :

« Quand elle s’est penchée sur son ami inanimé au sol, anesthésié par mon sort, j’ai aperçu son pendentif. Et j’ai bien reconnu la pierre pourpre gravée à son nom. Mon cœur a bondi d’allégresse dans ma poitrine : maintenant, j’en suis sûre, Del’Viena est bien ma Del’Viena !
Ô Eilistraëe, comment pourrais-je jamais te remercier d’un tel présent, toi qui m’as rendu ma fille ?
Moi, qui la croyais morte depuis si longtemps, emportée par la colère et les flammes des elfes qui dévastèrent la cité où vivait la nourrice à laquelle je l’avais confiée. Cette adoratrice secrète de la Vierge Noire devait l’élever loin de la perversité abjecte du culte de Lolth, loin de la détestable influence de Menzoberranzan.

[…]

Comme, je suis fière de toi, ma fille, si fière de voir ce que tu es devenue. Un être intègre et bienveillant, capable de compassion et d’amour. Je ne pouvais espérer plus belle récompense que de te retrouver telle que tu es aujourd’hui.

[…]

Je t’envie ta capacité d’aimer, si forte et entière. L’amour que tu portes à cet humain est magnifique. J’ai pu éprouver toute l’ardeur de tes sentiments à son égard en te provocant un peu, ma pauvre enfant. Tu es prête à te sacrifier pour lui comme je suis prête désormais à le faire pour toi et ton bonheur.

[…]

Je n’ose encore lui avouer qu’elle est ma fille, mais j’avoue déjà éprouver un immense bonheur à chaque fois que je l’appelle “ma fille”. Je pense qu’elle serait heureuse d’apprendre que sa vraie mère ne fait pas partie des “mauvaises” drows. Peut-être que cela l’aiderait à mieux assumer son appartenance à notre peuple. Je le lui apprendrai après la cérémonie. Elle et moi, devons être entièrement concentrées sur l’épreuve qui nous attend, inutile de la déstabiliser bêtement juste avant.

[…]

Je comprends sa réticence à rejoindre notre culte car, même si notre déesse est bonne, c’est une divinité drow et Del'Viena reste très méfiante vis-à-vis de tout ce qui l’est. Je le regrette sincèrement car ses dons extraordinaires de Maîtresse des Ombres en ferait une recrue de choix pour notre ordre, et sa force de caractère certainement une personnalité de premier plan dans notre clergé. Mais je respecte ses choix et peut-être qu’avec le temps…

[…]

Je l’ai laissée seule face à ce monstre de Khan’Krim Bry’in, mais je n’avais d’autre choix, j'aurais fini par me retourner complètement contre elle. Je ne me pardonnerai jamais ni ma faiblesse, ni d’avoir pu porter la main sur elle, ma propre enfant. Jamais plus je ne pourrais la regarder en face après cela, j’ai failli et je ne suis plus digne de vivre. La seule chose que j’espère de tout cœur c’est qu’elle réussisse à triompher du sorcier-lîche. Je sais qu’elle en a la force psychique, mais en aura-t-elle les ressources physiques ?
Qu’Eilistraée que je vais rejoindre maintenant, si elle m’accorde cette ultime faveur, soutienne ma fille dans cette épreuve et veille sur elle si elle y survit. »

Les mains de Del’Viena se mirent à trembler légèrement et elle releva brutalement la tête en arrière, les yeux rivés au plafond quelques instants, avant de les clore fortement dans une expression de douleur insoutenable. Des larmes commencèrent à glisser le long de ses joues…

à suivre…