*Hundelstone, fin de matinée*
Thoron, après avoir manié l'épée pendant plusieurs heures afin d'entraîner les soldats en prévision de la bataille, leur accorda une pause.
Il partit se changer et se laver de cette sueur, mais aussi pour se réchauffer du rude climat.
Des gardes le virent sortir par la porte nord d'Hundelstone, bien sûr certains voulurent le retenir, lui disant qu'avec la guerre il ne fallait plus sortir seul, mais rien n'y fit. Il contraignit les soldats à lui ouvrir la porte.
Ils le virent s'enfoncer dans l'épais blizzard de l'épine dorsale, la tête basse, la cape resserrée autour du cou afin de résister un tant soit peu à la cruelle morsure du froid.
Arrivé au col de l'épine dorsale, le froid était si intense qu'il sortit une épaisse couverture de laine et la revêtit. Il se dirigea en direction d'un sommet, à l'est. L'ascension fut particulièrement ardue, et ce n'est qu'exténué et frigorifié qu'il arriva au sommet... face au temple d'Aurile!
Par chance, cette fois ci se trouvait là la personne qu'il cherchait : Aube de Boisbrune, prêtresse d’Aurile.
Beaucoup auraient perçu cet entretien comme étrange. Voire une trahison ? Ce n’était certainement pas le cas. Les deux protagonistes se saluèrent et échangèrent les politesses d’usage, mais très vite la discussion se tourna vers la guerre… Aube maudissait ceux à cause de qui des centaines d’hommes allaient mourir sur le champ de bataille, notamment la matriarche Valérie, car selon Aube les templiers n’avaient rien à faire à Hundelstone. Elle prônait la neutralité. Mais pour Thoron, cette neutralité était impossible, la faute avait été commise le jour où les bainites se sont emparés de la ville. Désormais elle ne redeviendrait plus jamais neutre, et la guerre, il n’y avait plus aucun moyen d’y échapper… un élan irréversible vers un abîme où chacun sait qu’il pourra y perdre la vie, mais fait face, la tête haute, où le corps ne tient debout que par l’honneur, et le bras s’abat machinalement sur des silhouettes sombres et indiscernables.
« Ce n’est pas de l’honneur mais de l’orgueil ! » S’écria Aube. Avait-elle raison ? Il est parfois si difficile de déterminer les motivations de chacun, car chacun n’est jamais sûr de ses motivations. L’Alliance veut-elle garder Hundelstone par honneur, pour ne pas sombrer dans la lâcheté et la traîtrise, ou bien par volonté de tout dominer jusqu’aux confins de Faërun ?
Aube baissa la tête, le visage triste, songeant à tous ces morts… pour rien !
Elle prit le bras de Thoron, qui dépassait de sous son épaisse couverture, et se mit à prier sa déesse. Thoron fut tout d’abord intrigué, puis ses yeux croisèrent ceux d’Aube, ils étaient noirs comme la nuit ! Que faisait-elle ? Pouvait-il lui faire confiance ? Ses yeux, ses yeux… chaque fois qu’il lui avait fait confiance il lisait en elle-même par ses yeux mais à présent il ne pouvait plus rien ressentir, plus rien croire… instinctivement il eu un mouvement de recul. Aube arrêta ses prières, mais sa bénédiction avait déjà fait son œuvre. D’un coup le chevalier ne ressentit plus la morsure du froid sur ses mains gelées. Il se souvenait à présent, Aube lui avait dit qu’elle déclencherait lors de la bataille une tempête glaciale qui toucherai tout le monde, même les bainites, mais lui, désormais, ne serait pas affecté. Thoron rejeta en arrière sa lourde couverture, comme si la neige était devenue du coton, douce, soyeuse, réconfortante.
Thoron et Aube avaient semble-t-il un destin similaire, un même dilemme. Aube était partagée entre son devoir et ses rêves, tandis que Thoron devait choisir entre son devoir et son amour. Quel cruel destin… un jour côte à côte, et le lendemain ils se retrouveraient face à face sur le champ de bataille. Thoron promit à Aube de veiller sur son amant, Valen, participant lui aussi à la bataille du côté de l’Alliance. Un drame shakespearien.
Aube devait retourner à Luskan, profiter de ses derniers instants avec son amant, tandis que Thoron allait retourner à Hundelstone, reprendre l’entraînement des soldats. Mais aucun des deux ne ressortit indifférent de cet entretien…
Thoron médita longuement sur ce que lui avait dit Aube. « Elle avait raison… de quel droit l’Alliance s’est-elle appropriée Hundelstone ? Un territoire si loin de chez eux ! Une provocation envers les bainites ! Voulaient-ils une guerre éternelle ? Et in fine, qui en pâtit le plus ? Ce sont ces paysans, n’ayant rien demandé à personne, qui veulent simplement la paix dans leur petite bourgade d’Hundelstone que l’Alliance a transformé en véritable citadelle, sans jamais s’enquérir de leur avis. Ces paysans qui sont ballottés entre les assauts venant tantôt du sud, tantôt du nord, un conflit de pouvoir ou chacun détruit ce que l’autre a créé, mais au final dans quel but ? Que retire-t-on de cette guerre interminable ?
C’est à ces paysans qu’appartient cette ville. A trop vouloir faire le bien, on se met à penser que tout le monde est heureux, que c’est ce que tout le monde souhaite. Mais ce que nous avons fait est mal… je m’en rends compte désormais.
Cependant la guerre aura bien lieu, c’est irrévocable à présent… mais alors faut-il combattre pour une cause altérée ? Ne devrais-je pas laisser ces gens s’entretuer par plaisir ou par aveuglement et retourner auprès de ma fiancée, qui m’attend désespérément, craignant chaque jour que je meure... Après tout c’est pour éviter cela que j’ai quitté mon poste de patriarche !
Mais j’ai promis… promis à l’Alliance que je les soutiendrai, promis à Aube que je veillerai sur son amant, j’ai promis à Torm que je n’aurai de répit que quand tout ces bainites seront morts.
Alors je serais là… sur les remparts, vibrant au son du cor, la cape voletant dans la brise glaciale du nord, fixant inlassablement l’horizon, le visage grave, à attendre que cette horde fuligineuse se jette sur nous. Je sens déjà l’odeur de la mort planer sur la ville, je discerne presque l’essaim des soldats noirs rugissant, rageant, éructant toute leur cruauté !
Je vois le sang et la haine ruisseler le long des blancs escaliers, baignés d’une lueur crépusculaire… l’aube sera rouge, et l’avenir bien sombre. »
C’est dans cet état d’esprit que Thoron s’endormit d’un sommeil troublé…