Chasseurs de têtes
Chapitre I : la Légende de Sang-BustierAliénor et Yseulte Meurcendre sont les filles jumelles du célèbre pirate Andoche Meurcendre, plus connu sous le pseudonyme de Sang-Bustier (Bustier = butin), et longtemps traqué par la flotte amnienne par son vieil ennemi, l'Amiral Eudes de Fierbastel. Les deux sœurs naquirent d'une tumultueuse liaison avec Irène, la cadette du baron Siméon de Fastrade de Keczulla, et les bâtardes furent confiées en secret à leur future tante, Mahaut, mariée et déjà mère, afin d'éviter le scandale. Irène échut au Temple de Séluné et ne vit ses filles que trois fois sur les seize années qu'elles passèrent à Crimmor.
Leur vie à la villa des Fastrade ne fut pas sans difficulté, car si la famille était l'un des gros exploitants des gisements d'or, leur avidité les mena à l'épuisement et mit à mal leurs affaires pendant quelques années. Mais, si le culte de Waukyne est puissamment représenté dans cette riche contrée de marchands, la terre elle-même regorge et de nouveaux filons de pierres précieuses furent un jour découvert... Une nouvelle ruée vers la richesse et la vie des Fastrade ne tarda pas à retrouver son faste d'antan.
Les fillettes furent éduquées au même titre que leurs frères et sœurs et leur proximité naturelle se trouva renforcée par la froideur des adultes à leur égard et le manque d'affection dont elles souffraient face aux autres enfants. De même, elles avaient quelques corvées dont elles devaient s'acquitter et étaient toujours celles qui avaient "commis la faute"... Rongées par la jalousie et la rancœur, elles ne furent que plus appliquées aux leçons de musique et de chant et aux lectures d'histoires de héros du passé, elles ne furent que plus soudées, et elles n'en furent que plus sournoises... Ces gamines devinrent exécrables avec leurs frères et sœurs, justifiant leur méchanceté par les différences dont elles étaient les victimes.
Leur adolescence se passa dans un profond retrait, au point que Mahaut songea un soir, avec Teubolt son mari, à les confier à un quelconque monastère. Ce qu'ils ignoraient, c'est que leur discussion était épiée par Yseulte, de retour d'une mission gâteaux secrète dans la cuisine... Elle fila dans sa chambre et avertit sa sœur. Elles avaient la nuit pour mettre au point un plan de sauvetage...
Aux auspices de la nuit, Aliénor eut une idée. Le bureau de son père recelait un coffre dissimulé derrière un gros tableau, qu'elle avait découvert par un heureux hasard en passant la cire sur les montants du cadre... Avec de l'argent, elles pourraient fuir et... partir à l'aventure ! Elles descendirent et n'eurent guère grand mal à forcer la serrure du bureau avec leurs épingles à cheveux. Lorsqu'elles posèrent le lourd tableau sur le parquet, le bruit sourd que fit son poids les inquiéta. Pâles, elles restèrent suspendues au temps... avant qu'Yseulte ne se penche sur la serrure du coffre encastré dans le mur. Aliénor, moins habile que sa sœur à ce jeu, força les tiroirs du bureau et en sortit ce qu'ils contenaient... Des parchemins roulés, certains scellés, un encrier et une belle plume, un coupe papier fin, des clefs... Yseulte essaya les clefs, l'une d'entre elle eut un agréable cliquetis.
Aliénor fit un rapide inventaire des papiers. Nombreux étaient des comptes des gisements, une carte recelait les emplacements de ceux possédés par la famille Fastrade et les autres, avec les noms de leurs propriétaires, et le cliquetis acheva sa lecture. D'un geste, elle balaya le contenu du bureau dans son sac et prit le coupe-papier alors qu'Yseulte sortait une véritable petite fortune...
Un bruit dans le couloir les figea. Teubolt avait entendu quelque chose de suspect dans son bureau depuis sa chambre, placée juste au-dessus. Yseulte fila derrière une des lourdes tentures et jeta un œil au montant de la fenêtre, calculant ses possibilités... Aliénor se tenait derrière la porte, coupe- papier en main...
Le sac ! Le bruit faible se figea derrière la porte, quelque chose tourna... la porte s'ouvrit sans un grincement et la lueur blafarde d'une bougie illumina un instant le coffre ouvert et reluisit sur le cadre ciré du tableau... L'homme entra, la lumière faible se reflétant vivement sur l'éclat d'une lame effilée... Il lui tournait le dos. Aliénor suait et quelque chose se bloqua dans son esprit.. l'instinct du prédateur qui sent quand sa proie va émettre un son vif... Sa main se plaqua brutalement sur la bouche qui inspirait pour héler quelqu'un et le coupe papier écrasa la pomme d'Adam, écorchant à peine une chair lisse et haletante... Silence. Un pied léger repoussa doucement la porte. Pendant ce temps, Yseulte avait savamment décidé d'ouvrir la fenêtre et le vent s'engouffra dans la pièce... La porte claqua. Aliénor eut un geste de sursaut et Teubolt dégorgea avant de peser lourd contre elle. Torpeur. Il glissa lourdement sur le sol, sa lame heurtant le plancher dans un bruit métallique... Yseulte se tenait dans la lumière claire de la nuit, la fenêtre grande ouverte. Le garde de nuit devait avoir entendu...
Figée, Aliénor regarda son père, qu'elle avait égorgé dans son sursaut... Ce fut Yseulte qui emporta tout au dehors, sa sœur y comprise... Elle s'enfuirent de nuit vers le port fluvial. Les sœurs montèrent à bord d'un navire en partance pour Athkatla, chargé de denrées du coin. À fond de cale, Yseulte sortit Aliénor de sa torpeur morbide et celle-ci examina les parchemins volés. Une lettre cachetée semblait ancienne, l'écriture était soignée et agréable à lire mais le message les laissa pantoises : Mahaut et Teubolt n'étaient pas leurs parents... La tante Irène était leur mère et... leur père était un pirate activement recherché nommé Sang-Bustier ! Les fillettes en prirent davantage conscience en s'échappant du navire arrivé à quai : en effet, Athkatla regorgeait d'avis de recherche divers et leur père était... en tête de liste.
Elles passèrent un peu de temps dans la cité avant de s'offrir une place dans un navire avec le reste de l'argent volé. Ce n'était qu'en mer qu'elles avaient une chance... Le navire partit à l'aube et elles ne tardèrent pas à être découvertes. Le Capitaine Ogier de Blancheval s'interrogeait quant au sort qu'il allait offrir à ses deux jeunes oiselles lorsque le vigie hurla au fanion noir. En pleine mer, la poursuite commença. Ce fut la panique sur le pont, et Ogier délaissa les sœurs, qui furent remises brutalement à fond de cale.
- Capitaine, c'est le Cîme-Terre !!
- Sang-Bustier !Le Cîme-Terre les harponna, et les cimeterres à l'abordage tranchèrent la vie sur leur passage... Les marchandises seraient leur butin de sang. Ainsi que deux filles. Elles furent présentées au Capitaine sous les regards lubriques et les rires gras des flibustiers : c'était le moment...
- Père ?...
Les sœurs Meurcendre déchantèrent vite. Celui qu'elles avaient imaginé grand, beau et fort comme une montagne, était en vérité à demi-infirme et ravagé par le scorbut. Mais il était bien leur père... Elles restèrent donc sur le bateau après d'émouvantes retrouvailles et durent se tailler une place parmi l'équipage. Gauzlin le mousse, dit Monsieur Mousse, se constitua leur mentor afin de leur enseigner les techniques d'abordage et le maniement du cimeterre...
- Plus fort, tas de mollusques ! Je ne sens rien !! Pensez-vous me blesser avec des coups aussi mal placés ??Aliénor se révéla vite une excellente élève et n'hésitait pas à donner des leçons d'aide à sa sœur, fignolant son entraînement en imitant Monsieur Mousse. L'île au trésor était une vraie beauté. Andoche y gardait secret le fruit de toutes ces années de pillages...
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